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Allemagne – Etats-Unis: vers un match de complaisance

Albrecht Sonntag est sociologue à l’ESSCA, école de management (Angers,Paris), où il dirige le Centre d’expertise et de recherche en intégration européenne. Il coordonne actuellement le projet FREE (Football Research in an EnlargedEurope) qui regroupe dix-huit chercheurs de neuf universités européennes. Dans sa chronique, il revient sur la prochaine rencontre Allemagne – Etats-Unis, programmée pour jeudi 26 juin. Un match nul arrangerait les deux équipes, qui se qualifieraient pour les huitièmes de finale au détriment du Ghana et du Portugal. Une situation identique s’était déroulée au Mondial espagnol de 1982, où l’Algériede Rabah Madjer avait été injustement sortie après un match arrangé entre l’Autriche et… l’Allemagne.

C’était trop beau, il fallait bien qu’un aléa incontrôlable, un mauvais concours de circonstances vienne gâcher la fête. Grâce à deux matchs franchement palpitants, Allemagne-Ghana et Etats-Unis – Portugal, qui se sont tous les deux soldés sur le score de 2?2, il s’est produit une situation dans laquelle un match nul entre l’Allemagne et les Etats-Unis, jeudi prochain, qualifierait les deux équipes aux dépens du Ghana et du Portugal, qui s’affronteront en même temps. Victimes impuissantes de la mascarade Pas besoin de dons prophétiques pour anticiper que, dans les jours qui viennent, les théories de conspiration vont occuper l’espace médiatique et les réseaux sociaux, et pas seulement au Ghana et au Portugal (cela a d’ailleurs déjà commencé ce matin, et ce n’est pas près de s’éteindre). D’autant plus que les deux sélectionneurs concernés, Joachim Löw et Jürgen Klinsmann, sont effectivement liés par une amitié sincère qui date de leur étroite collaboration entre 2004-2006 à la tête de la sélection allemande.

C’est compréhensible : cette configuration rappelle trop le » match de la honte » qui s’est déroulé à Gijon, en Espagne, le 25 juin 1982, lorsque Autrichiens et Allemands (déjà !), une fois le score ouvert par Hrubesch en faveur des Allemands, ont tout simplement arrêté de jouer pendant soixante-quinze minutes. Victimes impuissantes de la mascarade, les joueurs algériens dans la tribune brandissaient des billets d’argent en signe de dépit. Plus jamais ça ! C’est dans cet esprit que le dirigeant allemand Hermann Neuberger, qui occupait à l’époque le poste de vice-président et responsable des comités d’organisation des Coupes du monde à la FIFA, a imposé par la suite que les derniers matchs des phases de poules devaient avoir lieu en même temps. Changement mis en œuvre dès l’édition suivante. N’empêche que l’arithmétique propre aux classements sportifs n’exclut toujours pas de se retrouver dans des circonstances qui » arrangent » les uns en défavorisant les autres.

Que peuvent, que doivent faire les équipes allemande et américaine jeudi prochain ? Attaquer à tout va, tout en risquant de perdre leur place en huitièmes de finale en raison d’une contre-attaque en fin de match ? L’éthique sportive le leur demanderait, l’opportunisme professionnel le leur interdirait. Comme l’écrit Alain Cayzac dans son récent recueil Petits ponts et contre-pieds, les joueurs de 1982 auraient commis » une faute professionnelle de ne pas tenir compte du contexte « .

Pour en avoir parlé avec quelques acteurs du fameux » match de la honte « , l’auteur de ces lignes confirme qu’ils ressentaient effectivement cette situation comme inconfortable, mais qu’il n’y avait même pas besoin d’un arrangement préalable quelconque pour que tout le monde se plie aux » contraintes » et fasse preuve de » professionnalisme « .

Une autre époque

Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est l’incompréhension de ces joueurs devant le fait qu’ils avaient, du coup, perdu beaucoup en popularité. » On rentre à la maison en tant que vice-champions du monde, et on nous traite comme des moins-que-rien ! » s’indignait, plus de vingt ans après les faits, l’un des participants, visiblement énervé que même le public allemand n’eût pas goûté, mais alors pas du tout, ce qu’il appelle aujourd’hui encore » Die Schande von Gijon » ( » la honte de Gijon « ).

C’est peut-être dans cette leçon historique ainsi que dans la marchandisation à outrance du football si souvent décriée que réside le seul espoir pour les Allemands et les Américains de s’en sortir indemnes du traquenard dans lequel ils se trouvent malgré eux. Par rapport à aujourd’hui, les enjeux financiers de la Coupe du monde 1982 étaient franchement négligeables.

La couverture médiatique était infiniment plus faible, il n’y avait ni prolifération de chaînes privées ni Internet, et le football était loin d’avoir cette place disproportionnée qu’il occupe aujourd’hui dans la société. Les seuls acteurs couverts de honte étaient les joueurs. Le risque de l’embarras.

En 2014, un scandale similaire éclabousserait non seulement les acteurs et les deux fédérations, mais l’ensemble des intérêts de la FIFA, qui communique fortement, y compris durant ce Mondial, sur son engagement contre la plaie des matchs truqués par les mafias. Et surtout, cela déplairait considérablement aux partenaires et sponsors des deux fédérations, tout particulièrement à la fédération allemande, le DFB, pour qui la sélection nationale est une vache à lait indispensable au fonctionnement du football national dans son ensemble.
Mercedes-Benz et les autres partenaires » premium » de la sélection allemande n’apprécieraient guère d’être associés à une bande d’hommes en short cyniques. Ce qui est également valable pour les partenariats de publicité très lucratifs dont bénéficient Joachim Löw et Jürgen Klinsmann et qui dépendent entièrement de leur crédibilité en tant que sportifs de premier plan.

Faisons donc, pour une fois, confiance à la » main invisible » du grand marché que le football est devenu durant ces dernières décennies. Un match au-dessus de tout soupçon est dans l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes. Abstenons-nous de faire un pronostic. Mais soyons certains que les moindres faits et gestes de la rencontre de jeudi soir seront scrutés et décortiqués dans le monde entier.