Bonjour, nous sommes le 06/11/2024 et il est 14 h 38.

 

 

 

 

LES FLUX MIGRATOIRES DANS LA REGION DE GRANDS LACS AFRICAINS POST-CONFLITS : DE L’APPLICABILITE DES PRINCIPES DE L’INTANGIBILITE DES FRONTIERES INTERNATIONALES ET DE LA NON-INTERVENTION DANS LES AFFAIRES INTERIEURES D’UN ETAT FACE AU DROIT HUMANITAIRE

 


INTRODUCTION GENERALE

 

1. PRESENTATION DE LA RECHERCHE

 

Tout comme partout ailleurs, après les conflits et guerres dans certains pays africains, les populations sont les principales victimes des conséquences y afférentes et sont contraints de se déplacer en vue de se mettre à l’abri des affres de la guerre.

 

Cependant, lors de ces mouvements (immigrations, migrations, déplacements internes, etc.), plusieurs problèmes relatives à la survie se posent et la plupart d’entre eux sont résolus dans le cadre du droit humanitaire et d’autres se heurtent aux principes fondamentaux des relations interétatiques, notamment le principe de l’intangibilité des frontières internationales et celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat.

 

L’idée centrale est que les Etats-membres de la Conférence sur la Région des Grands Lacs Africains ont connus presque tous des conflits à répétition. Ceux-ci impactaient négativement les autres pays voisins. Dans la recherche des solutions durables, ces Etats se regroupèrent au sein de la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs, CIRGL en sigle, afin de bien gérer la période post-conflit, issue ou découlant de ce qu’ils ont trouvé comme résolutions conséquemment aux conflits survenus jadis, mais qui ressurgissaient. Or, chaque Etat vit sa période « post-conflit », différemment des autres. Cependant, le dénominateur commun à tous est que, chacun subi ou subissait les conséquences des conflits des autres pendant et après les pconflits. Ce qui constitue d’ailleurs un majeur soubassement à la récurrence de conflits dans la sous-région.

 

La première partie expliquera comment ces Etats se comportent-ils. Pour ce faire, on étudiera le cas spécifique de chaque pays, la CIRGL sera décortiquée dans ce cadre définitionel des concepts opératoires. On verra d’abord l’Etat en conflit, l’historique, l’aboutissement et les conséquences des conflits, la situation après le conflit, avec les flux migratoires.

 

Ensuite, le cadre théorique interviendra avec, une alliance, dans ce travail, des théories des relations internationales,  des théories migratoires et celles de l’humanitaire. Il s’agira du transnationalisme, du fonctionnalisme et du  régionalisme. Nous recherherons à dégager cet enchevrêtement .C’est dans ce cadre, que nous nous appesantirons sur l’analyse de l’application du droit humanitaire lors des flux migratoires, sur l’impact de ces derniers dans l’Etat d’acceuil, dans la sous region, dans la region, au regard de la souveraineté internationale des Etats. C’est à ce stade que nous énoncerons « la théorie du transnationalisme-fonctionaliste par la regionalisation des flux migratoires et le droit humanitaire ».

 

Ainsi, cette opérationalisation des concepts cles nous éclairera pour la démonstration de l’idée centrale de la deuxième partie qui suivra et qui  concernera  la co-gestion post-conflictuelle des conséquences des guerres et plus spécifiquement La gestion des flux migratoires en politique et relations internationales, que nous avons résumé en termes de régionalisation des flux migratoires face au droit humanitaire et la souveraineté des Etats.

 

Enfin, la troisième partie relative à la gestion des flux migratoires en Afrique post-conflit, abordera la validation de l’intervention de la communauté internationale et sur la démonstration du  fait que la théorie de l’Etat souverain, malgré les pouvoirs regaliens de ce dernier, fléchit cependant face au droit humanitaire et face aux principes chers des relations inter-étatiques (le principe de l’intangibilité des frontières internationales et celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat).

 

En effet, à cause de la cession d’une portion de ses prérogatives, découlant de  son appartenance au sein des regroupements internationaux (sur les plans  sous-regional, régional et mondial), la brèche est ouverte avec plusieurs équations dont :

 

1.    Le problème de déplacement massif des populations ( migrations massives vers d’autres pays) ;

2.   Problème de retour massif des réfugiés après guerre ;

3.   Problème du traitement des migrants et déplacés dans le milieu d’accueil ;

4.   Des contraintes dans la gestion de la politique migratoire ;

5.   Le respect des accords internationaux conclus par les différents Etats au sein des regroupements régionaux, sous-régionaux et mondial.

 

Ceci s’effectue en marge du  droit des peuples à disposer d’eux-mêmes impliquant ainsi la souveraineté des Etats. En effet, lors de situations exceptionnelles, extraordinaires comme en cas des conflits, et suite aux motifs ou raisons d’ordre humanitaire, dans le cadre des droits de l’homme, la communauté internationale intervient dans un Etat en évoquant comme motif, le « droit d’ingérence humanitaire ».

 

Dans notre étude, la spécificité c’est que dans le cadre de la Région des Grands Lacs, ces Etats sont post-conflits, cependant l’on constate et l’on observe une ingérence humanitaire. Nous aimerions en connaitre la justification et etablir un parallélisme entre conflit, post-conflit, droits des personnes et/ou droit d’ingérence humanitaire .

 

2. PROBLEMATIQUE DE LA RECHERCHE

 

Notre souci dans la présente étude serait celui de rechercher et comprendre :

 

a)   Comment analyser la problématique des flux migratoires dans les Etats Africains post-conflits et quels enjeux représentent, à ce jour, ces mouvements des populations, dans la politique internationale ?

b)  Quels sont les différents mécanismes établis en droit international en général et particulièrement en droit international humanitaire pour la protection des populations ?

c)   Quelles seraient la responsabilité des acteurs étatiques et le comportement des organismes internationaux concernant l’application des principes de non-ingérence et de la souveraineté des Etats face aux flux migratoires ?

 

3. HYPOTHESES 

 

En guise d’hypothèses, nous débuterons par la première reponse plausible et je pense qu’il serait opportun de présenter d’abord le contexte politique des différents conflits et leur impact pour bien cerner la quintessence de déplacements de populations et ensuite essayer de spécifier les différentes sortes de déplacements de populations qui sont l’émanation de la souffrance et la quête de survie. Nous tacherons aussi dans la mesure du possible de dégager les statistiques et pouvoir faire des projections dans l’avenir en vue de pallier aux conséquences y afférentes.

 

Comme hypothèse subsidiaire à la première hypothèse, nous pensons que l’importance de ces mouvements de populations en politique internationale, demeure de taille dans la mesure où les mouvements massifs ou flux de population s'ajoutent toujours aux tensions économiques et sociales, aux questions ethniques et aux problèmes de gouvernance. Les experts du GIEC estiment que la chute de la production agricole sur le continent africain se produira aux environs de 2020.

 

Tous les pays seront concernés par la réduction des surfaces cultivées et par la généralisation de la malnutrition, et beaucoup d'entre eux par la montée du niveau de la mer. La désertification entraînera des crises sociales et politiques. Or celles-ci interviendront dans des pays faibles, comme la Somalie, en proie à des guerres civiles, comme le Soudan, ou devant déjà affronter une crise de réfugiés, comme le Tchad. L’Afrique de la Region des Grands Lacs n’en sera certainement pas epargnée.

 

Parmi les grands problèmes politiques internationaux contemporains, l’on compte le rechauffement climatique dont les conséquences  peuvent être dans un premier temps moderées, cependant, l'arrivée massive de réfugiés peut entraîner une baisse des capacités des pays développés à gouverner. Selon les experts, un réfugié sur deux sera un réfugié climatique dans trente ans Ces mouvements massifs des populations d’un pays vers un autre constituent des flux.

 

Aujourd’hui, les flux migratoires sont encore une réalité mondiale, un phénomène toujours croissant, entrainant des conséquences diverses pour la communauté internationale.

 

Pour appréhender la complexité des phénomènes migratoires, il faut analyser les causes à l’origine des flux. Il s’agit :

 

1)   De la pauvreté et l’absence des perspectives économiques, les disparités qui en découlent en termes de manque d’emplois et de protection sociale ;

2)  De l’absence de bonne gouvernance et la dictature ;

3)  Des violations des droits de l’homme et les discriminations dans les pays d’origines des migrants ;

4)  Les conflits armés, et

5)  Les catastrophes naturelles.

 

Concernant la deuxième hypothèse sur la question de  la réglementation internationale en la matière, plusieurs instruments juridiques internationaux existent et sont assistées aussi par les instances judiciaires internationales, régionales et sous-régionales. Il existe même des organisations qui s’occupent de ces questions comme le H.C.R (le Haut-Commissariat de Réfugiés), l’O.I.M. (l’Organisation Internationale des Migrations), La commission internationale des Nations unies pour les droits de l’homme etc. ... En cas de crime contre l’humanité, la Cour Pénale Internationale peut aussi agir.

 

L’hypothèse subsidiaire à cette deuxième hypothèse serait le fait que malgré  l’établissement de ce cadre institutionnel international sur cette scène de la vie internationale, qui est régit par le droit international,l’on observe, cependant, une certaine réticence de la part des acteurs étatiques qui, au nom de la souveraineté des états,  contestent énergiquement certains rapports que ces organismes attitrés présentent. D’autres Etats refusent au jour d’aujourd’hui de signer le traité de Rome concernant la C.P.I. alors qu’ils détiennent le droit de veto au sein du conseil de sécurité de nations unies.

 

Certains Etats refuseraient même de l’aide humanitaire en avançant comme motif que les agents humanitaires complotaient avec leurs ennemies pour les attaquer sous « la couverture  humanitaire ».

 

Avec une telle attitude, la responsabilité aussi bien des états que des organismes internationaux est mise en cause, alors que cette question demeure vitale pour le peuple du monde et des africains en particulier.

 

En effet, conformement à l’intitulé de la recherche, nous allons plus visiter le cadre institutionnel de la gestion  de la politique migratoire en afrique subsaharienne et plus spécifiquement, celle des pays membres de la C.I.R.G.L.

 

4. CHOIX ET INTERET DU SUJET

 

L’intérêt de ce sujet est manifeste dans la mesure où les flux migratoires dans la region des grands lacs africains constituent une clé de voûte à la question de la paix et sécurité internationale, concommitamment à celle des droits de l’homme.

 

En effet, les déplacements massifs des populations impliquent souvent des violations graves et à une large échelle des droits de la personne. Face à de telles violations, nul ne saurait aujourd'hui s'abriter juridiquement derrière le principe de non-intervention dans les affaires qui relèvent de la juridiction interne des États. Il reste néanmoins à établir les contours juridiques des éventuelles réactions unilatérales et collectives des États et des organisations internationales.

 

Si jusqu'à ce jour, le débat portait sur le droit d'ingérence, afin d'acheminer l'aide humanitaire a des populations en détresse sans le consentement de l'État concerné, la discussion porte maintenant sur l'emploi de la force comme moyen de mettre fin à de telles violations.

 

Dans les années 1980, entre autres dans un ouvrage coécrit avec le professeur Mario Bettati, Bernard Kouchner théorise le « devoir d'ingérence », ou obligation, selon lui, pour les États qui le peuvent, principalement les démocraties occidentales, d'intervenir, pour raison humanitaire, dans tout État où la population souffre et où les droits de l'homme, considérés dans cette optique comme universels, seraient bafoués. Il s'agit d'une extension, du concept de droit d'ingérence (le droit est transformé en devoir moral) qui est parfois invoqué, mais se heurte, d'un point de vue juridique, au principe de souveraineté des États, garanti par la Charte de l'Organisation des Nations unies.

 

Cette contradiction paradigmique a suscité en nous un interêt  majeur dans le choix de cette recherche dans la mesure où ce « devoir » est fortement critiqué comme étant un possible « néo-impérialisme », notamment par Jean-Pierre Chevènement qui argumente qu'on ne voit jamais le faible s'ingérer chez le fort mais toujours le fort chez le faible.

 

L’intérêt scientifique reside  d’une part, du fait que cette étude fait partie de l’analyse des grands problèmes politiques internationaux contemporains. Ayant trait au système international, elle permettra eventuellement à enrichir la littérature classique sur toute modification et et transformation de ce système.  

 

D'autre part,elle s’inscrit dans le domaine de l’application des règles du droit international. Car la connaissances des actions et reactions sur la question de l'emploi de la force dans les relations internationales, et  celle de la réponse à donner.

 

L’autre interêt majeur est cette contribution dans le nouveau paradigme migratoire qui est « la mondialisation des flux migratoires », notre apport est celle de la regionalisation des flux migratoires qui viennent changer fondamentalement la donne concernant les roles des migrations  dans les sociètés actuelles, mieux dans le système international actuel.

 

Le défi dans ce domaine migratoire, selon les conclusions des textes fondateurs des théories migratoires, reste d’expliquer les tendances actuelles qui consisterait à inclure dans les paramètres de politique internationale ,ceux du droit international et des droits humanitaire, ce dont nous attellons dans cette recherche.

 

5. METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE

 

5.1. Méthodes de travail

 

Nous allons recourir à la méthode historique dans un premier temps pour saisir la sociologie des conflits qui sont à la base de déplacements des populations à l’aide de deux approches que sont la diachronie et la genèse qui consiste à remonter jusqu’aux origines des faits pour en identifier les causes profondes. Le suivie de l’évolution des événements dans le temps et dans l’espace s’effectuera quand à lui par la diachronie à cause du dynamisme des faits sociaux comme facteur explicatif des éléments déterminants du changement post-conflictuel.

 

Deuxièmement, nous allons recourir à la méthode dialectique. Cette dernière nous aidera à analyser les contradictions qui sous-tendent le droit international et les droits internes. Elle nous permettra de faire une lecture de différentes attitudes des différents acteurs internationaux vis-à-vis du droit humanitaire, du droit des déplacés de guerres par rapport aux réactions des nations au nom de la souveraineté étatique.

 

La dialectique aidera également à éclairer la façon dont le déplacement de populations est conçu au niveau mondial et comment s’effectue cette nouvelle gouvernance mondiale à travers le déplacement des populations. Cette méthode nous conduira à l’apréhension des contradictions existants entre le neolibéralisme qui faisait la promotion de la libre circulation des biens et services et du capital humain soit-il et le nouveau modele protectioniste qui parle de la gestion migratoire axée sur la flexibilité et la circularité (déplacement temporaire ou à court terme).

 

La méthode structuro-fonctionnaliste nous aidera à cerner les différentes structures et fonctionnement des organisations internationales impliquées dans la gestion des populations déplacées et celles qui interviennent pour la gestion de la paix et sécurité dans le monde, dans ce secteur précis pour nos données en matière de déplacement des populations. Celles - ci pourront nous aider pour faire des projections fiables en vue d’obtenir des conclusions objectives pour  parler enfin  en termes de résultats vérifiables.

 

5.2. Techniques utilisées

 

Dans le cadre de notre investigation, nous considérons la technique comme un outil de collecte des données pour la réalisation d’un travail scientifique. De ce fait, elle est considérée comme étant une opération pratique à exploiter pouvant aussi emmener vers une combinaison des techniques que nous pouvons citer :

 

A)  La technique documentaire :

 

Nous allons exploiter les données ouvrages, des travaux scientifiques, articles de revues, des thèses de doctorat, des mémoires de DEA, ainsi que de données recueillies sur la toile électronique (Internet).

 

   B) La technique audio-visuel ou cinématographique :

 

L’apport de cette technique nous sera très déterminant dans la systématisation des données édifiantes qui enrichiront ce travail  dans la mesure où le contexte de cette étude cadre avec les faits empiriques du vécu quasi quotidien à travers des nombreuses émissions radiotélévisées aussi bien nationales qu’internationales.

 

6. DELIMITATION DU TRAVAIL         

 

a) Délimitation temporelle :

 

Notre recherche part de 1994 jusqu’en 2018. La première borne de 1994 cadre avec les premiers mouvements de populations avant, pendant et après le génocide rwandais qui a suscité un flux des réfugiés dans la plupart des états de la région des grands lacs africains. 2018 marque l’année où s’effectue des grandes opérations de déplacement des populations dans les états post-conflits africains en marge des missions de l’ONU y affectées et établies.  Au cours de cette même année, se tient la grande Conférence humanitaire mondiale à Genève sur la RDC, qui à son tour refuse d’y prendre part.

 

b) Délimitation spatiale :

 

Cette étude est axée premièrement sur Les pays membres de la CIRGL d’une manière spécifique et deuxièmement sur l’ONU d’une façon globale.

 

7. REVUE DE LA LITTERATURE

 

Dr Amondir Gnanguenon[1] a écrit un article « l’Afrique centrale au croisement de tensions politiques et sécuritaires récurrentes ». Cette étude propose un tour d’horizon des problématiques liées à l’Afrique centrale.

 

Deuxièmement, il n’a pas eu vocation à traiter de tous les pays de l’Afrique centrale et de l’ensemble des questions de sécurité. Cet article ne traite que dans différents points de vue, ceux de chercheurs, militaires et des praticiens qui ont fait le choix de revenir plus spécifiquement sur certains défis sécuritaires en lien avec leur domaine de spécialité.

 

Nous avons constaté qu’en introduisant cette étude, l’auteur présente l’Afrique centrale comme étant en proie aux mêmes défis politiques et sécuritaires que le reste du continent.

 

En effet, la gestion des conflits liée au croisement des dimensions multiples (sociale, politique, économique, sanitaire et environnemental), soulève certaines interrogations au regard de sa déclinaison aux niveaux national, régional et continental.

 

Sur le plan national, l’armée, subordonnée au pouvoir politique, comme un outil militaire, est censée avoir pour missions principales la sécurisation du territoire et la protection des populations. Cependant depuis les indépendances, les régimes en place, se méfient des militaires et surtout quand eux-mêmes ont conquit l’Etat par le recours à la force. Ainsi, ils préfèrent s’entourer d’armées sous-équipées, mal payées, mal formées, et donc démotivées. Malgré un tel choix, les menaces contre le pouvoir politique n’ont pas diminués.

 

Au contraire, l’absence des armées fortes, a été compensée, dans certaines régions périphériques, par une prolifération d’acteurs s’imposant par la violence et tentant régulièrement leur chance pour s’emparer des privilèges du pouvoir central. C’est le cas par exemple du Seleka en Centrafrique et du M23 en RDC.

 

Dans cet environnement d’insécurité, les missions d’interposition et de consolidation de la paix (MICOPAX en Centrafrique) et (MONUSCO en RDC) des Nations Unies, se transforment en suppléants des armées. L’efficacité de ces opérations est dès lors moins soumise à la signature des accords de paix entre les Etats qu’aux reconfigurations d’alliances entre les groupes locaux et les acteurs militarisés.

 

Au Cameroun, la politique actuelle est jeune et éduquée et le régime a tort de parler sur son éternelle résilience. Face à la montée des menaces aux frontières, le Cameroun ne peut plus se payer le luxe d’un flou politique et d’une fragilité institutionnelle, si le gouvernement n’entreprend pas les reformes politiques et institutionnelles susmentionnées, la République Camerounaise ne pourra pas résister à une transition imprévue. Dans le contexte où les forces de sécurité sont mobilisées par les menaces aux frontières, où les institutions sont faibles et où le mécontentement est latent, une lutte de succession mal gérée pourrait entrainer le Cameroun dans une dynamique de conflits. Une crise politique interne aura des répercussions dommageables dans la sous-région de l’Afrique centrale, en créant un axe d’instabilité du Nord-Est du Nigeria, au Soudan du Sud, en passant par la Centrafrique[2].

 

En République Centrafricaine, pendant que la communauté internationale a les yeux braqués sur Bangui, la capitale, une grande partie du conflit Centrafricain se joue aujourd’hui ailleurs, dans la profondeur rurale du pays. Outre les affrontements entre miliciens anti-Balaka et l’ex-Seleka, les zones rurales sont surtout le théâtre d’une confrontation autour de la richesse des pauvres : le bétail.

 

Ce conflit dans le conflit est particulièrement difficile car il oppose des communautés qui préexistent à la crise. Ceux qui sont actuellement au chevet de la Centrafrique doivent comprendre qu’au delà des jeux politiques et sécuritaires du microcosme de la capitale, le conflit centrafricain prend la forme d’une guérilla rurale qui doit urgemment être prise en compte dans leur stratégie de sortie de crise[3].

 

Sonia, Le Gouriellec[4] s’est efforcée d’analyser les ressorts d’une équation sécuritaire qui peut paraître insoluble : le régionalisme est-il aujourd’hui un pré requis à l’émergence d’une paix régionale ?

 

Pour répondre à cette question, Sonia a cherché à comprendre quels rôles jouent les processus sécuritaires régionaux (régionalisation et régionalisme) dans la construction des Etats de la corne de l’Afrique, en étudiant les interactions entre le régionalisme, fondement de l’architecture de paix et de sécurité continentale, la régionalisation des conflits, qui semble à l’œuvre dans cette région et les processus de construction/formation de l’Etat. Les rapports entre les trois termes de l’équation dépendent du contexte et des interactions entre les différentes entités composant la région dont : les Etats, les acteurs non Etatiques qui se redressent contre eux en négociant avec eux et les autres acteurs extérieurs.

 

Nous observons que deux types de dynamiques sont mis en évidence au terme de cette étude : l’une endogène et l’autre exogène.

 

Dans la partie endogène, nous constatons qu’elle montre que les conflits participent à la formation de l’Etat. Ils sont en grande partie des conflits internes qui montrent qu’il existe une crise dans l’Etat.

 

Ces Etats dominent le processus de régionalisme qui tente de réguler la conflictualité régionale avec un succès relatif puisque les organisations régionales cherchent à renforcer ou reconstruire l’Etat selon les critères idéalisés de l’Etat wébérien, vu comme source de stabilité.

 

Le processus exogène se caractérise par le rôle de conflits régionaux dont l’existence sert de justificatif au développement et au renforcement du régionalisme, perçu comme la réponse la plus appropriée à ces problèmes de conflictualités. Celle-ci est perçue comme faible. Le régionalisme permettrait de renforcer les Etats et diminuerait leurs velléités de faire la guerre.

 

Roger Nsibula[5], en parlant du conflit de la Région des Grands Lacs, a plus stigmatisé, parmi les causes des conflits, « la dynamique transfrontalière mal organisée ou insuffisamment exploitée ».

 

Au niveau régional, certains espaces géographiques composés de deux ou trois Etats (Exemple : Rwanda, RDC et autres Bassins Transfrontaliers de Développement économique et intégration régionale, BTD), concept développé par la CIRGL. Dans le cadre du programme Paix et Sécurité et Développement économique.

 

Concernant les implications sociales et économiques, on retrouve la dégradation des infrastructures et la destruction des outils de production.

 

Concernant les implications sociales, on a la dévalorisation de la vie humaine : massacres généralisées, violences sexuelles, victimisation des personnes vulnérables (femmes et enfants) ; des refugiés et des personnes déplacées internes sont privés des droits élémentaires et humains.

 

Ces données des violences extrêmes se traduisent par des bilans de massacres de plus de 5 millions de morts en RDC, de 300.000 morts au Burundi et 800.000 massacrés lors du génocide au Rwanda.

 

C’est à ce stade que notre étude intervient à propos de ces déplacements massifs de populations. Notre étude interviendra avec les questions humanitaires et sociales car les crises ont été accompagnées des déplacements massifs des populations. Nous tacherons de rechercher ce que la CIRGL, entant qu’organisation sous-régionale, a mis en place comme mécanisme de protection de ces personnes déplacées, avec bien entendu le concours d’autres organismes internationaux. Ainsi évoluer avec l’étude sous l’angle du transnationalisme et analyser la question dans un cadre des relations internationales.

 

La spécificité de notre étude sera de faire ressortir, d’une part, les différents mécanismes établis en relations internationales pour les Etats concernant la gestion des flux des populations au-delà des frontières nationales, ceci en marge des conventions internationales ou dans le cadre du droit humanitaire. D’autre part, d’exposer comment les organismes humanitaires ou d’autres Etats s’ingèrent dans les Etats dits souverains au nom du droit humanitaire, en dépit des principes régissant les relations inter-étatiques.

 

En parlant des migrations en Afrique centrale, a spécifié que la migration est un phénomène marginal dans cette région d’Afrique. Or, les guerres et autres troubles politiques qui s’y déroulent poussent les populations à se déplacer à l’intérieur de leurs pays par milliers ou millions, ou à se réfugier dans des pays voisins ou lointains.

 

Ces migrants vivent des drames dans leur nouveaux pays d’immigration. Certains en sont refoulés et rapatriés dans leurs pays d’origine dans des conditions les plus inhumaines qui soient.

 

Ce type des migrations est qualifié d’exutoire démographique pour certains pays surpeuplés. En effet, l’Afrique centrale comprend en son sein des nains, un géant avec 2.345.000 km² de superficie, alors que le Gabon n’en a que 267.000 km². L’autre caractéristique de la région est la forte inégalité des densités nationales. Certains en ont de très faibles et de vastes étendues de terre non exploitées, alors que d’autres par contre n’en ont pas suffisamment et sont surpeuplés. Ces déséquilibres exposent à des migrations des populations et à des conflits dans les milieux de destination notamment pour l’accès au sol.

 

Le professeur Lututala Mumpasi[6] a démontré, quant à lui, l’importance des migrations internes et leur interrelation avec les migrations internationales. L’examen de l’immigration des pays de l’Afrique centrale en commençant par les échanges migratoires entre les pays de la région et tous les enjeux qui y sont liés : problème de refoulement des migrants, des réfugiés, et le cas particulier et inquiétant de la Région des Grands Lacs.

 

Partant de son approche de démographe, nous nous aborderons le contexte géopolitique et géostratégique des migrations dans la Région des Grands Lacs, où le Rwanda et le Burundi ainsi que la RDC jouent un grand rôle.

 

Tous ces Etats de la Région des Grands Lacs appartiennent à trois ensembles historico-politiques : les anciennes colonies françaises (Cameroun, Congo, Gabon, RCA), les colonies belges (RDC et quelque peu le Rwanda et le Burundi) et la colonie portugaise (Angola). Ceci a des conséquences sur l’histoire migratoire de chaque sous-ensemble et sur l’orientation des flux migratoires internationaux.

 

Luc Cambrez[7], dans son article, explique comment, contrairement au schéma classique qui consiste à endiguer les mouvements de réfugiés en les regroupant dans les camps dits « camps de réfugiés », le gouvernement ougandais a fait le choix d’ouvrir des colonies agricoles pour les victimes de la guerre civile au Soudan. Après une analyse de cette expérience dans les deux principales zones d’accueil (Rhino camp et district d’Adjumani), il apparaît que l’objectif recherché par le gouvernement était avant tout une opération d’aménagement et de développement du territoire avec l’appui et les moyens et l’appui de l’aide humanitaire internationale et de ce point de vue la réussite semble totale.

 

L’auteur s’interrogeait si cette réussite survivra-t-elle au rapatriement programmé des réfugiés car ce fut dans une région peu peuplée et isolée de l’Ouganda et dans ce contexte, la question du développement dont les réfugiés sont le fer de lance, est indissociable de celle due aux dynamiques de peuplement et de densités de populations. Mais au delà, le choix des lieux et de modalités de l’assistance humanitaire montre que l’aide aux exilés, dans sa dimension territoriale, indissociable d’une réflexion sur la géopolitique de l’accueil des réfugiés.

 

Luc Cambrez a tablé sur l’Ouganda et le Soudan, nous nous ciblons la Région des Grands Lacs dans son ensemble pour une réflexion sur la géopolitique de l’accueil des réfugiés en abordant les flux migratoires dans cet espace de post-conflictualité avec cette idée du transnationalisme, malgré les principes chers aux relations interétatiques  d’intangibilité internationale des frontières et de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat.

 

Ce recoupement avec mon sujet demeure la fréquence des interventions internationales dans le cadre des conflits locaux suscitant le défi de l’accueil des réfugiés et ses conséquences sur le contrôle du territoire, sur le plan économique, identitaire et environnemental, ainsi que l’autre grand défi fondamental de la géopolitique de l’asile, impliquant les différentes alternatives à l’accueil des réfugiés.

 

M. Bettati, explique le droit d’ingérence comme une expression pleine d’ambigüité parmi les expressions les plus discutées en droit international.

 

Pour lui, c’est le contre-pied du principe expressément mentionné dans la charte des Nations-Unies de 1945, « le principe de non ingérence », dans son article 2 § qui stipule qu’aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations-Unies, à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat n’oblige les membres à soumettre les affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente charte.

 

Ainsi, pour lui, l’ingérence constitue pour lui « l’immixtion sans titre, d’un Etat ou d’une organisation intergouvernementale dans les affaires qui relèvent de la compétence exclusive d’un Etat tiers »[8].

 

Nous épousons l’avis de M. Bettati, en effectuant cependant un dépassement avec un petit virage dans notre recherche sur le droit humanitaire avec cette connotation d’ingérence humanitaire pour faire ressortir l’applicabilité ou la difficulté de l’applicabilité de ce principe de la souveraineté des Etats dans la Région des Grands Lacs, à l’issue des conflits qui ont engendré des sérieux problèmes de déplacement des populations, suscitant des graves conséquences sécuritaires, frontaliers et humanitaires nécessitant l’intervention avec ses différentes facettes que les Etats de la région n’arrivent pas à gérer seuls. D’où le régionalisme, le transnationalisme, face ou à côté de l’aide humanitaire, parfois de l’ingérence humanitaire, à cause des défis des droits humains pour certains cas comme les génocides etc.

 

Par contre, le professeur P. Verhoeven explique dans son ouvrage de droit international public que l’ingérence constitue « l’immixtion sans titre, d’un Etat ou d’une organisation intergouvernementale, dans les affaires qui relèvent de la compétence exclusive d’un Etat tiers »[9].

 

Selon lui, le droit international veut sauvegarder la libre décision de l’Etat dans les matières qui l’intéresse directement qu’elle soit l’objet des règles internationales impliquant des droits vis-à-vis d’autres Etats. C’est son autonomie contre toute ingérence qui est protégée et c’est l’expression d’un droit reconnu par l’ordre international.

 

De ce point de vue, la non-intervention n’exprime pas autre chose que le « droit des Etats à disposer d’eux-mêmes ».

 

Le professeur Kabuya Lumuna a premièrement parlé de la confrontation des valeurs démocratique et républicaine face aux contingences et aux contextes de leur champs d’application. Il s’agit :

 

-    De la culture des peuples, régimes politiques du pouvoir exercé, des formes de contestation par les peuples gouvernés et les issues observées.

-    Les défis historiques, institutionnels et fonctionnels.

  

Deuxièment, il a expliqué la porté éclectique de son argumentation basée sur la totalité des faits relatifs à la démocratie congolaise avec trois phases majeures :

 

-    Le combat pour l’indépendance ;

-    Le combat contre les deux dictatures de Mobutu et de l’AFDL ;

-    Le combat en cours pour la pérénnisation des acquis démocratiques actuels.

 

Troisièmement, il a mené ses reflexions en terme de différents déterminants politiques de ces trois différentes phases ci-haut citées, concernant la part des peuples, celui des gouvernants et des partis politiques, en terme d’amélioration éventuelle.

 

Quatrièmement, il pose la problématique des crises politiques en RDC, causées pas :

 

-    La faible représentativité des acteurs politiques et leurs formations politiques ;

-    La majorité au pouvoir et l’opposition

-    Les lourdeurs et brèches des textes constitutionnels conçus comme des projets de réforme de l’Etat (code du pouvoir public) ;

-    Le mauvais fonctionnement des institutions politiques et la récurrences des crises suivies des dialogues de légitimation.

 

Il conclus enfin, en mettant l’accent sur le débat contradictoire et la complémentarité sur le plan scientifique, politique, économique et celui de la recherche scientifique.

 

Pour lui, tous ces éléments ci-haut évoqués sont des solutions pour empêcher le recours à d’autres méthodes en déhors des institutions visant à rechercher les solutions aux crises politiques.

 

 

 

 

Ière Partie :

APPROCHE THÉORIQUE

 


Chapitre I :

DÉFINITIONS DE CONCEPTS CLÉS ET CONTOUR DE LA THÉMATIQUE

 

Section 1. DEFINITION DES CONCEPTS CLES

 

1. Définitions et concepts de base

 

1.1. Délimitation du concept de migration

 

Les termes « déplacement », « migration » sont utilisés pour définir la mobilité d'une population, qu'elle soit professionnelle, spatiale, etc. Précisons que l'on s'intéresse ici à la mobilité géographique ou  spatiale  d'une  population[10].

 

Le mouvement d'une population dans l'espace est un  phénomène très divers : la distance parcourue à l'occasion de  déplacements peut aller de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres et le séjour au lieu de destination peut-être de quelques heures ou de plusieurs années. Il est  donc  nécessaire de  distinguer :

 

a) Les déplacements effectués à l'occasion des activités de la vie quotidienne :

 

-  les navettes entre  le  lieu  de résidence  et  le  lieu  de  travail,

-  les courses (shopping),

-  les visites (même de  plusieurs jours),

-  les voyages d'affaires ou d'agrément,

-  les vacances,

 

La connaissance de ces mouvements est primordiale pour :

 

-  les études d'aménagement urbain,

-  la rationalisation des transports en commun,

-  la localisation des points de vente,

-  les prévisions de transports pour les départs de fêtes ou de vacances,

-  l'aménagement des lieux éventuels de vacances, etc., importance économique considérable.

 

b)  Les déplacements qui entraînent un séjour prolongé ou définitif au lieu  de destination (c'est de cette catégorie que l'on extrait l'étude  des migrations) :

 

D'une manière générale, on peut donc distinguer :

 

1)   les déplacements temporaires ou de gravitation (on emploie également  le  terme circulaire).

2)  les déplacements définitifs ou d'expansion.

 

Les migrations peuvent se définir comme un ensemble de déplacements ayant pour effet de transférer la résidence des intéressés  d'un certain lieu d'origine ou lieu de départ à un certain lieu de destination ou lieu d'arrivée[11].

 

La migration se caractérise donc essentiellement par le fait qu'elle entraîne un changement de domicile ou de lieu de résidence  habituelle et  que  la vie  reprend dans  un lieu  nouveau ou différent.

 

Le concept de migration ainsi défini exclut donc d'autres types de mobilité spatiale qui sont quelque fois appelés également « migrations ». Ainsi,

 

-  le  nomadisme : mouvements de groupes de  population n'ayant  pas de résidence  fixe.

-  Les Mouvements saisonniers : personnes résidant dans deux ou plusieurs lieux différents au cours de l'année.

 

Malgré cette notion restrictive, des problèmes conceptuels et  méthodologiques demeurent. Si l'on s'en tient à cette définition, le  changement de logement dans la même ville, ou même dans le quartier, serait  une migration. D'où, la nécessité d'utiliser d'autres critères.

 

1.1.1.  DE LA NOTION DE DEPLACEMENT A LA NOTION DE MIGRATION

 

A. Distance

 

On considère comme migrations les seuls déplacements d'une « distance  minimale raisonnable ». En fait, ce  critère  dépend  du  champ de  l'étude.  Dans les grandes métropoles, on pourrait considérer qu'il n'y a pas migration  lorsque  la  personne quitte  la  périphérie pour le centre de la ville (à moins que l'étude porte effectivement sur ces mouvements interurbains), alors que la distance peut-être plus importante que  celle parcourue  par le paysan qui vient habiter la petite ville  proche.

 

La notion de distance minimale est donc toute relative et dépend du  contexte. Le  plus  souvent,  sur  la  base  de  données  de  recensements  ou  d'enquêtes,  la  migration  désigne  le changement  de  résidence  qui  s'opère  d'une division  administrative à une  autre.  Le  volume de  la  migration est  dans  ce  cas  fonction  de  la  dimension  des  zones  choisies  pour  le  rassemblement  des  données  et  du  découpage  du  territoire[12].

 

Un  certain  nombre  de  méthodes sont  actuellement  mises au  point  pour éliminer  l'effet  de  découpage  du  territoire sur les migrations mesurées[13].

 

B.  Durée de déplacement

 

Le concept  de  durée  minimale de séjour est  obligatoirement  rattaché  à d'autres variables telles l'intention de  la  personne à vouloir se  fixer  ici ou  ailleurs,  la  cause de déplacement,  et d'une  manière générale, le milieu socio-économique et national considéré.

 

Ces notions sont très variables suivant  les  pays,  les  milieux.  La durée  sera  ici de quatre mois,  là de six mois  ou  d'une année.  D'une  manière générale on retient dans les recensements comme migrante toute personne venue résider dans une nouvelle circonscription de  recensement  si  elle  est  venue  s'y  établir depuis six  mois  ou  plus,  ou  si  elle  a  l'intention de s'y installer définitivement. Néanmoins, subsiste le  problème des individus qui retournent  périodiquement  chez eux.

 

C. Résidence

 

La définition de la migration fait intervenir ce concept, puisqu'elle résulte d'un changement de résidence. En fait la notion recouvre des réalités diverses. Suivant la définition (stricte ou large) de la résidence, les résultats d'une étude sur la migration risquent d'être fort différents (en particulier en Afrique). Il importe donc de fixer au préalable des critères de  résidence qui situent l'individu sans ambiguïté.

 

Ainsi,  Roussel[14]  différencie  la  résidence de  droit  avec  la  présomption de résidence et introduit le concept de situation de résidence  intermédiaire  permettant  de  distinguer  les  citadins  de plein  droit  et  les citadins virtuels,  c'est-à-dire  les personnes qui ont  une  probabilité plus ou moins grande de s'installer définitivement (dans le cas d'un  déplacement  temporaire,  cette  probabilité est  nulle).

 

D. Causes de la migration

 

Les critères de résidence, de durée, de distance ne permettant pas de déceler en toute rigueur les déplacements définitifs et  les déplacements temporaires, on est donc amené à faire  intervenir un autre critère, plus subjectif : la raison de migration. C'est bien souvent la combinaison de l'ensemble des critères qui seule permet d'aboutir sans ambiguïté  à cette  distinction.

 

Notons, en effet, que certaines situations particulières obligent l'individu  à  être  absent  un  temps déterminé  (scolarité,  service  militaire,  maladie,  prison...) sans que  son  intention  soit de  quitter définitivement  son  lieu  d'origine. Par ailleurs on  élimine  la confusion  qu'il pourrait y avoir entre migration et mouvements saisonniers, notamment lorsque la  période de  référence est  courte[15].

 

1.1.2. DE LA NOTION DU FLUX MIGRATOIRES

 

Les migrations internationales sont l’un des phénomènes sociaux les plus constants qui existent depuis longtemps mais soulèvent aujourd’hui des nouvelles préoccupations induites par des perceptions différentes de la réalité.

 

Jadis, il existait deux courants des flux migratoires : celui de la libre circulation d’européens qui jouèrent un rôle important dans la convergence économique de certaines régions de l’ancien et nouveau mondes. L’autre mouvement des asiatiques vers les régions tropicales.

 

Leurs déplacements, souvent forcés, ont fini par aggraver les déséquilibres socio-économiques massifs à l’échelle internationale. Ces mouvements massifs des populations d’un pays vers un autre constituent des flux.

 

Aujourd’hui, les flux migratoires sont encore une réalité mondiale, un phénomène toujours croissant, entrainant des conséquences diverses pour la communauté internationale.

 

Pour appréhender la complexité des phénomènes migratoires, il faut analyser les causes à l’origine des flux. Il s’agit :

 

6)  De la pauvreté et l’absence des perspectives économiques, les disparités qui en découlent en termes de manque d’emplois et de protection sociale.

7)  De l’absence de bonne gouvernance et la dictature.

8)  Des violations des droits de l’homme et les discriminations dans les pays d’origines des migrants.

9)  Les conflits armés, et

10)               Les catastrophes naturelles.

 

Concernant la définition proprement dite, le terme « migrant » n’a pas reçu une définition internationalement reconnue, ni consensuelle répondant de façon satisfaisante aux différents contextes variés dans lesquels ce mot est employé.

 

Les Nations-Unies, par souci d’homogénéité, proposent que :

 

-      Le migrant à long terme : soit défini à des fins statistiques, comme une personne s’installant dans un pays autre que le pays de résidence habituelle pour une période d’au moins 12 mois, de sorte que le pays hôte devienne effectivement son nouveau pays de résidence habituelle.

-      Le migrant à court terme : se définit comme celui à long terme, à la différence de la durée de 3 à 12 mois, compte non tenu des voyages à des fins de vacances, des visites à des amis ou des parents, des voyages d’affaires, de traitement médical ou de pèlerinages religieux.

 

1.1.3. TERMINOLOGIE DES MIGRATIONS INTERNES

 

A. Période de référence

 

Ø Migrations pendant une période donnée par deux dates fixes (par exemple période intercensitaire ou période entre la date de l'enquête et  une  date  liée  à un  événement antérieur naturel ou  politique).

Ø Migrations pendant  une  période donnée  par une date fixe  et  une date antérieure liée à un événement de  la  vie  du  migrant  (par  exemple,  une  migration  antérieure,  la  date  de  naissance,  la  date du mariage ou la date de libération des obligations militaires, etc.).

 

B.  Migrants et migrations

 

Ø Migration : déplacement d'une zone de référence à une autre.

Ø Migrant : qui, à deux dates données, a un lieu de résidence différent. Le dictionnaire multilingue de l'ONU donne comme  définition : « personne  ayant  transféré  son  lieu  de  résidence au  moins  une  fois  au  cours de  la période  de  référence ».  Mais avec cette définition un migrant n'est pas forcément décelé par une  question du recensement sur le lieu de résidence à une date  ultérieure.

 

Dans  un   cas,   le   concept   est   lié  à  l'événement,  dans  le  second  à  l'individu. Sur une période définie, le nombre de migrations sera supérieur ou égal au nombre de migrants. En effet, certains  migrants se seront déplacés plusieurs fois et auront effectué plusieurs migrations. Le  nombre d'événements est nécessairement égal ou supérieur au nombre   d'individus  auxquels  ils  se  rapportent.

 

Dans le cas d'une étude des déplacements successifs sur une période donnée, les migrations d'un rang « n » correspondent bien entendu au nombre de personnes qui ont effectué la nième migration. Les données sur le rang sont cependant très rares et l'on se contente le plus souvent d'observations sur la dernière migration où l'on retrouve la  correspondance entre migrations et migrants.

 

C. Lieu d'origine (ou de départ),  lieu  de  destination (ou d'arrivée)

 

Pour  les  migrations,  le  lieu  d'origine  est  le  lieu  à partir duquel  se  fait  le  déplacement,  et  le  lieu  de destination  est  le  lieu  où  le  déplacement  prend  fin. Tandis que pour  les  migrants,  le  lieu  d'origine  dépend  du  nombre  de  migrations  que  le  migrant  a  effectuées.

 

Chronologiquement, on pourrait considérer le lieu de naissance  comme  le  lieu  d'origine,  puis  envisager comme  lieu de départ les résidences successives de l'individu. Tout dépend donc de la longueur de la période de référence et des données disponibles. Le lieu de destination est celui de la dernière migration.

 

 

D. Migration interne, externe, internationale

 

Ø Interne ou intérieure : le lieu d'origine et le lieu de destination appartiennent au territoire considéré.

Ø Externe ou extérieure : le lieu d'origine et le lieu de destination se trouvent, l'un compris à l'intérieur, l'autre situé à l'extérieur du territoire considéré.

 

Il importe que dans chaque cas, la notion de territoire soit correctement  définie.

 

Au  sens  large,  le  territoire  peut  correspondre  à  celui  d'une  région,  d'une  zone  ou  d'une  ethnie  (le territoire  peut  dans  ce  cas  recouvrir des parties ou la totalité de plusieurs pays).  Au  sens strict  le territoire correspond à celui d'un  état  souverain.  Ici on emploiera de préférence le terme de migration Internationale plutôt que celui de migration externe.

 

E.  Emigration - Immigration

 

Ø Emigration : la migration est une émigration lorsque le déplacement  correspond à une sortie pour le territoire considéré et à un départ pour le migrant.

Ø Immigration : le déplacement correspond à une entrée pour le territoire considéré et à une arrivée pour le migrant.

 

F.  Migration individuelle, collective, ménage, familiale

 

Ø La migration individuelle est le fait d'individus qui se déplacent  isolément ; elle est spontanée (volontaire ou encore active) dès lors qu'elle  s'effectue  sur l'initiative des migrants eux-mêmes.

Ø La migration collective intéresse le déplacement de groupe d'individus[16],  ou  de  familles  ou  de ménages.

 

Ce concept semble avoir une plus grande importance pour l'étude des migrations internes en Afrique dans la mesure où la notion de famille au sens large, de communautés ethniques ou villageoises y est encore très vivace. Cette migration est plus ou  moins organisée.  Parmi les individus concernés on peut distinguer ceux qui sont  à l'initiative du  mouvement et ceux  qui  suivent.  On  parlera de  migration  active  ou  volontaire  pour les uns,  de  migration  passive  ou  secondaire  pour les autres (femmes et enfants du chef de ménage par exemple)[17].

 

Une  certaine  confusion  peut  exister  du  fait  de  l'emploi  des  termes  « émigré »  et  « immigré » qui  désignent  une  personne  qui  a  effectué  un  déplacement  alors  que  « émigrant »  et  « immigrant »  désignent des personnes qui effectuent un déplacement. Par ailleurs,  émigré et immigré ont pris un sens historique  avec les grandes migrations internationales de  la  fin  du  XIXème et du début du  XXème siècles.

 

Notons simplement que les termes « émigré » et « immigré » s'emploieront  plus  aisément  lorsqu'il  s'agit de  migrations anciennes par opposition aux migrations récentes où  la terminologie à employer  sera  plus naturellement  « émigrant »  et  « immigrant ».

 


G. Courants migratoires (flux d'entrées, flux de sorties)

 

Les courants migratoires est le nombre total de déplacements effectués pendant une période donnée d'une région (i) vers une région (j), ou  de  (j)  vers  (i). Dans  la  pratique,  le  terme  désigne  l'ensemble des migrants venant d'un lieu d'origine commun (i) et allant vers un lieu de destination commun (j) ou  réciproquement.

 

H. Migration brute, migration nette

 

La migration brute concerne tous les déplacements ou tous les migrants. Tandis que la migration nette exprime la balance (ou le solde) des mouvements en sens inverse. C'est un nombre algébrique qui est donc affecté d'un signe positif ou négatif. Pour une région déterminée, elle résulte de la différence entre les entrées et les sorties :

 

-   Si les entrées sont supérieures (>) aux sorties, il s’agit des entrées nettes dans la région d'immigration ;

-   si les sorties sont supérieures (>) aux entrées, il s’agira des sorties nettes dans la région d'émigration.

 

En général, on affecte aux « entrées nettes » le signe positif et aux « sorties nettes » le signe négatif. On parle ainsi de solde ou de  balance  migratoire  positive  (entrées > sorties)  et  de  solde  migratoire  négatif (entrées < sorties), ou encore d'immigration nette et d'émigration  nette.

 

Les mouvements de sens inverse aux courants migratoires dominants peuvent résulter du retour d'anciens migrants  à  leur  lieu  d'origine. On parle alors de migration de retour, (notion  particulièrement importante pour l'étude des migrations internes en Afrique). Si les  pouvoirs publics sont les organisateurs de ces mouvements, on parle alors de rapatriement.

 

Au préalable de toutes études sur les migrations il convient de préciser les termes et les concepts employés et de rechercher des définitions qui  aient à la fois une valeur comparative et un sens réel  pour le pays étudié. Il importe ainsi que l'accent soit mis sur les critères de résidence. Une personne dite de passage ici, peut très bien être une  personne  ayant  la  caractéristique de migrant là.

 

Une fois le champ de l'étude délimité, il reste à savoir quels critères ont été employés pour définir la migration.  On  a  vu  que  l'on  ne peut définir avec précision le déplacement qu'a posteriori. Il est commode dans ce contexte de distinguer la migration des groupes et  la migration individuelle. Une fois le caractère du déplacement défini sans ambiguïté, on peut utiliser une typologie simple des déplacements  définitifs.

 

1.2. Le transnationalisme

 

Le transnationalisme est un concept qui englobe en effet plusieurs recherches en relations internationales des années 1960-1970, qui sont critiques au paradigme réaliste.

 

Selon certains auteurs, l’introduction du vocabulaire transnationaliste a réellement révolutionné le champ des études migratoires et ethniques internationales. Selon d’autres spécialistes, il ne s’agit là que d’un terme neuf qui renvoie à une réalité qui ne l’est absolument pas, les migrations étant par essence transnationales.

 

1.2.1. CE QUE C’EST LE TRANSNATIONALISME

 

Certains auteurs prétendent que la mondialisation économique aurait été à la base de l’émergence de nouveaux schémas migratoires qui se différencieraient fondamentalement des schémas d’immigration traditionnels comme le système des travailleurs invités ou encore de la migration en chaîne. Dans l’économie mondialisée, il serait devenu de plus en plus difficile d’identifier et de distinguer des pays fournisseurs d’immigrés et des pays receveurs d’immigrés. La plupart des pays seraient en quelque sorte devenus à la fois l’un et l’autre à l’image de ces pays africains qui voient émigrer une partie importante de leurs ressortissants tout en devenant la terre d’accueil d’immigrés en provenance des pays voisins. En Europe, les pays méditerranéens historiquement terres d’exode sont aujourd’hui devenus des pays d’immigration[18].

 

Par ailleurs, il serait devenu de plus en plus difficile de reconstruire le parcours et les itinéraires complexes qu’empruntent les migrants d’aujourd’hui donnant ainsi forme à des flux migratoires multidirectionnels. D’une manière simpliste, on pourrait dire que les migrations contemporaines ne seraient plus des processus impliquant aussi clairement qu’auparavant un point de départ A et un point d’arrivée B, avec dans un certain nombre de cas, un retour définitif des migrants au point A et dans la majorité des cas, leur installation définitive au point B. Les schémas migratoires dans cette ère de mondialisation impliqueraient en réalité plusieurs points A, B, C, D, E, etc. entre lesquels les migrants circuleraient sans que l’on ne puisse plus identifier leur point de départ (notamment pour ceux d’entre eux qui voyagent sans papiers) ni leur point final d’arrivée.

 

Certains auteurs prétendent par ailleurs que ces nouveaux schémas migratoires résultants de la mondialisation conduiraient à l’émergence de nouveaux mécanismes de construction communautaire. Ils expliqueraient l’essor de nouvelles formes d’identités collectives déterritorialisées, la montée de nouvelles formes d’appartenances caractéristiques des communautés formées par les «nouveaux migrants». Ces nouveaux développements sont bien capturés par les expressions de communautés transnationales, de membership postnational (Soysal 1994) et de nouveau cosmopolitisme qui fleurissent dans la littérature contemporaine sur les migrations et la citoyenneté.

 

Dans les processus migratoires traditionnels, certaines communautés de migrants s’efforçaient de préserver leur identité ethnique liée au pays d’origine en vue notamment d’un retour au pays que l’écoulement du temps rendait toutefois de plus en plus improbable. Il n’empêche qu’elles cultivaient pendant parfois plusieurs décennies un véritable mythe du retour. D’autres, ou les mêmes communautés à d’autres moments de leur évolution, choisissaient plutôt l’assimilation rapide dans la nouvelle société dont elles adoptaient l’identité nationale et la culture. Toute la littérature sur les migrations et les relations ethniques traite en réalité de ces processus de changement identitaire et culturel. Tout se passait comme si les migrants étaient momentanément face à un choix, certes sous des contraintes variables, entre un nombre limité d’options ethniques (Waters 1990). S’ils pouvaient hésiter un certain temps, au bout du compte, ce choix identitaire et culturel était attendu d’eux : ils devaient appartenir soit à la société de départ, soit à la société d’arrivée[19].

 

Dans les processus migratoires contemporains, les choses seraient différentes. Les nouvelles communautés migrantes de l’ère de la mondialisation seraient composées de citoyens du monde. Ces derniers se seraient détachés des liens ethniques et nationaux traditionnels pour embrasser des identités post-ethniques et post-nationales. Ils formeraient maintenant des communautés transnationales caractérisées par des formes nouvelles d’appartenances et d’identités beaucoup plus flexibles et circonstancielles que les formes traditionnelles (Cohen 1997). De plus, les États affaiblis ne seraient plus en mesure de leur imposer un choix identitaire.

 

Le concept de transnationalisme dans le champ des migrations a été introduit par un groupe d’anthropologues américaines en 1992, Nina Glick Schiller, Linda Basch et Cristina Blanc-Szanton. Avec la publication de leur livre Towards a Transnational Perspective on Migration, elles ont réellement donné le coup d’envoi de nouvelles discussions et d’un vif débat toujours en cours sur le transnationalisme dans les études migratoires et ethniques.

 

Dans leur ouvrage publié en 1994, Jean-Michel Lafleur et al  présentent la définition suivante du transnationalisme : « Nous définissons le transnationalisme comme les procédés par lesquels les migrants forgent et maintiennent des relations sociales multiples et créent de la sorte des liens entre la société d’origine et la société où ils s’installent. Nous appelons ces procédés ‘transnationalisme’ pour insister sur le fait que de nombreux immigrés construisent aujourd’hui des sphères sociales qui traversent les frontières géographiques, culturelles et politiques traditionnelles. Un élément essentiel du transnationalisme est la multiplicité des participations des immigrés transnationaux (transmigrants) à la fois dans le pays d’accueil et d’origine »[20].

 

Depuis lors, le nombre de définitions et de conceptions du transnationalisme n’a cessé de croître tant et si bien qu’il n’est guère aisé de savoir au bout du compte exactement de quoi on parle lorsqu’on utilise ce terme. Afin de clarifier le débat, on peut établir une distinction entre trois niveaux de compréhension du transnationalisme : les pratiques transnationales, le transnationalisme comme nouvelle condition et, le transnationalisme comme nouvelle perspective de recherche et nouvelle discipline académique.

 

1.2.2. LES PRATIQUES TRANSNATIONALES

 

Il appartient à Alejandro Portes et ses collaborateurs d’avoir tenté de mettre de l’ordre et d’établir des critères clairs permettant de parler de pratique transnationale. Ainsi, selon cet auteur, trois conditions sont indispensables pour qualifier une pratique de transnationale :

 

-  En premier lieu, une telle pratique doit concerner une proportion significative de personnes tant dans le pays d’origine que dans le pays d’installation des migrants.

-  En second lieu, cette pratique doit être stable et durable et non pas exceptionnelle et éphémère.

-  En troisième lieu, le contenu de cette pratique ou de cette activité ne doit pas être saisi par des concepts préexistants. La présence physique du migrant dans les 2 espaces ou pays ne fait donc pas partie des conditions évoquées par Portes. On a coutume de distinguer entre les pratiques transnationales économiques, politiques, socioculturelles et religieuses. Mais une même pratique peut à la fois avoir plusieurs aspects.

 

1.2.3. LE TRANSNATIONALISME COMME NOUVELLE CONDITION

 

A un niveau d’abstraction plus élevé, ces pratiques transnationales révèlent un changement crucial qu’aurait provoqué la mondialisation, c’est-à-dire le passage chez beaucoup de gens qu’une condition nationale à une condition transnationale. Jusqu’il y a peu de temps, l’immense majorité des gens vivait toute leur vie dans le pays et la ville qui les avaient vus naître, à l’exception éventuelle des vacances. Leur cadre de référence exclusif était leur société nationale, leur Etat-nation.

 

Les migrants constituaient une anomalie. Aujourd’hui, de plus en plus nombreux sont celles et ceux qui vivent une condition transnationale. Ils ou elles parlent plusieurs langues, ont deux ou plusieurs résidences dans plusieurs pays, ils exercent des activités  dans ceux-ci presque simultanément. Bref, ils vivent à la fois dans deux ou plusieurs pays. Peur eux, les frontières nationales étriquées sont de fait dépassées. Ce passage de la condition nationale à la condition transnationale s’explique- rait par l’explosion des technologies de la communication, la multiplication des moyens de voyager et la réduction tendancielle des coûts des voyages.

 

1.2.4. LE TRANSNATIONALISME COMME NOUVELLE PERSPECTIVE DE RECHERCHE ET NOUVELLE DISCIPLINE ACADEMIQUE

 

Enfin, certains voient dans le transnationalisme une nouvelle perspective de recherche dans le champ des migrations, voire une nouvelle discipline académique. Il s’agirait d’une optique analytique particulière permettant de rendre compte des nouvelles formes de mobilité des personnes et d’expliquer comment les migrants se construisent une vie dans plusieurs espaces nationaux sans devoir faire un choix entre l’un ou l’autre.

 

Selon que l’on envisage le transnationalisme dans l’une ou l’autre de ces trois dimensions, les conséquences en termes d’orientation des recherches seront différentes. Dans tous les cas, mieux vaut ne pas les confondre.

 

1.3. Conséquences diplomatiques

 

En vue de donner à ce groupe de termes un sens qui lui vaut, il nous paraît utile de le dissocier. Ainsi, nous aurons en présence les termes « conséquence » et « diplomatie ».

 

Selon Le Petit Larousse illustré, le terme « conséquence » veut dire une suite logique entraînée par un fait qui en est la cause. Exemple, le chômage est la conséquence de la crise[21].

 

Quant au terme « diplomatie », Le Petit Larousse illustré le définie comme habileté, tact dans les relations avec autrui[22].

 

Dans le cadre de ce travail, nous pouvons dire, que les conséquences diplomatiques sont un ensemble logique des tacts et habileté dans les relations avec deux ou plusieurs Etats, suite à un conflit.

 

1.4. Conflit, Guerre, Crise

 

1.4.1. CONFLIT

 

Le concept de conflit est récent par rapport à celui de la guerre. Il apparaît dans le vocabulaire de relations internationales vers la fin des années 50. C’est une notion très vague et polysémique qui mérite d’être bien cerné de prime à bord[23].

 

En effet, du point de vue terminologique, plusieurs semblent équivaloir au concept de conflit. On parle ainsi de litiges, de différends, de crises, de tensions, d’antagonismes, des luttes armées et même de compétition[24], pour exprimer la même notion.

 

Etymologiquement, le terme conflit vient du latin « conflictus » qui signifie le choc, le contrat, la lutte, l’antagonisme des intérêts ou du pouvoir[25].

 

Le Professeur Labana Lasay’Abar écrit que « le conflit est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction de thèse juridique ou d’intérêt entre les personnes, dans le cadre des relations internationales, les acteurs du système international »[26].

 

Certains termes sont difficilement séparables. Toutefois citant Alain Tourain, Joseph Lunanga fait une différence entre crise et conflit qu’il est souvent difficile de les séparer à l’intérieur d’un même événement, mais il est indispensable de les séparer. La crise ne peut être résolue que par un appel à cohérence du système culturel et social, et renvoie toujours à un déséquilibre dans le conflit, tandis que le conflit relève par contre des contradictions structurelles.

 

D’après certains auteurs dont G. Simmel[27], le conflit se présente comme un élément de régulation et d’intégration sociale, c’est-à-dire que le conflit apparaît comme une situation anti-sociale par excellence qui, pourtant est nécessaire pour la cohésion des sociétés.

 

Cette analyse rejoint Pierre Claver Mupendana qui voit également dans le conflit un vecteur positif, qui ne joue plus uniquement le rôle destructeur que nous lui connaissons. Il renforce à la fois l’identité du groupe et la cohésion du groupe, rapproche les adversaires, maintient l’équilibre du pouvoir et conduit enfin à un changement ou à un mouvement social[28].

 

Ce qui est intéressant à retenir, ce que le concept de conflit est susceptible de s’appliquer à l’ensemble des relations internationales quels que soient les éléments qui composent la société internationale. C’est dans ces conditions que, de facto, nous envisageons dans le présent travail utiliser le mot conflit dans un sens général pour y inclure des phénomènes très divers, mais ayant un certain nombre de caractéristiques communes.

 

Sur cette base, on peut classer les conflits internationaux en se référant à plusieurs critères, nous en retenons 2 (deux) :

 

-      Le premier classement : il peut s’établir en fonction des acteurs internationaux impliqués dans le conflit (nombre, qualité d’action, forme juridique) ;

-      Le second classement tient compte du critère d’ordre géographique (il s’agit de la prise en compte de l’espace couvert par le conflit). A cet égard, on peut distinguer géographiquement deux sortes de conflits : les conflits internes à dimension internationale et les conflits internationaux proprement dits.

 

Les conflits internes susceptibles d’internationalisation tiennent compte du facteur déterminant qui est l’intervention ou la non-intervention des Etats tiers pour arrêter la guerre ou l’aggraver. Pour le cas de la RDC par exemple, c’est justement cette intervention des tiers (dont la coalition ougando-rwando-burundaise) qui a ravivé et aggravé le conflit.

 

Par contre, dans les conflits internationaux proprement dits, on tient compte du critère essentiellement géographique. Ce qui permet de distinguer les conflits localisés, régionaux et les conflits planétaires.

 

Le professeur Mbela Hiza[29] informe à ce sujet que la nouvelle conception du conflit post-guerre froide qui avait donné lieu à un optimisme généralisé et donné l’espoir qu’on allait connaître un nouveau monde sans guerre, mais n’a pas malheureusement été source de paix. Au contraire, elle a inauguré l’ère de conflits locaux (internes et régionaux) avec comme corollaire beaucoup de génocides et de violences.

 

Pour le Burundi et l’Ouganda par exemple, ces conflits locaux ont été des fois maîtrisés. Par contre pour le Rwanda, les conflits locaux entre hutu et tutsi ont vite rallumé le feu en RDC voisin voire même au Burundi. C’est la présence de ces deux communautés de part et d’autre de la frontière qui a donné à ce conflit le caractère régional.

 

·        Le conflit identitaire

 

Le professeur Mbela Hiza définie l’identité comme le sentiment d’une reconnaissance de soi, le sentiment de former une identité spécifique entre un « nous » contre le « eux ». Donc, l’identité c’est la représentation de son individualité et de sa singularité (ce qui distingue des autres)[30].

 

François Thual met en relief le rôle que joue l’identité sur le conflit. Pour lui, l’identité demeure une notion à la fois émotionnelle et conceptuelle. Le point culminant est atteint lorsqu’un groupe juge que sa survie matérielle, psychologique et culturelle est menacée, la peur de disparaître convié à la destruction de l’autre. L’auteur qualifie ce phénomène de « syndrome de Caïn »[31].

 

L’auteur renchéri pour dire que « les conflits identitaires semblent pouvoir être définis non pas seulement comme conflits de revendication d’un territoire, d’une population, d’une ressource mais bien plutôt la perception collective d’une menace. Ce qui donne son sens au conflit et plus précisément à la crise identitaire qui précède et dans laquelle il prend sa source, c’est la certitude ou moins la conscience d’une victimisation du groupe, c’est-à-dire d’un mode de fonctionnement d’analyse collectif où le groupe est perçu comme une victime »[32].

 

Pour François Thual, ce qui est capital dans ce genre de conflit, c’est « la survie du groupe ». La spécificité de l’identitaire prend source dans la dynamique collective victimaire : la communauté se trouve menacée dans le très fonds même de son existence, et, en réaction, elle va secréter des anticorps idéologiques. C’est alors que toutes les stratégies sont montées pour assurer la survie du groupe menacé contre un autre considéré comme agresseur.

Poursuivant, François Thual parle des vecteurs (ou allumeurs) idéologiques qui forgent le mental du groupe dans le culte de destruction de l’autre sous le couvert de sa propre survie. Il s’agit des acteurs sociaux, inventeurs des idéologies comme celle de l’identitaire, à savoir :

 

-      Des intellectuels (professeurs, fonctionnaires, clergé religieux, etc.) ;

-      Les partis politiques ;

-      Les diasporas.

 

Ces instigateurs ci-haut cités jouent un rôle capital dans la génération des conflits. Le cas des hutu et des tutsi en est un exemple patent. Pour ce cas précis, l’instrumentalisation du facteur identitaire n’en est plus un facteur aggravant qu’il n’est déclenchant.

 

Il y a donc conflit identitaire, lorsqu’un groupe humain est persuadé, à tort et à raison, qu’il est menacé par un autre groupe « ennemi » ou perçu comme tel, de disparaître (ou être diminué) sur le plan physique ou politique ou encore culturel.

 

Amin Maalouf[33] pense qu’à cause justement de ces habitudes de pensée et d’expression si ancrées en nous tous, à cause de cette conception étroite, exclusive, simple qui réduit l’identité entière à une suite appartenance, proclamée avec rage, les peuples mieux les communautés s’entretuent. Evidemment ce sont ces appartenances qui, aujourd’hui s’affrontent violement ; des êtres frontaliers au lieu de tisser des liens, dissiper des malentendus, au lieu de jouer le trait d’union, les médiateurs entre les communautés, les divisent.

 

Reconnaissant la notion du temps dans la construction des identités affirmé par le Dr. Anastase Shyaka[34], l’auteur pense que le temps de l’identitaire est un temps de la démesure (d’auto-allumage), et que entre le délire et la raison, l’identitaire choisit le délire de la haine.

 

Au Rwanda, poursuit Anastase Shyaka, il eut au départ une identité parfaite, la « hutuité » bantoue sédentaire (peu importe que la « twité » lui soit antérieure), puis surgit un élément perturbateur, la « tutsité » nilo-hamite envahissante et dans un troisième temps, pour restaurer l’état primitif, par définition, il appartient à la hutuité menacée de mobiliser tout le groupe pour détruire la menace de cette altérité « mortifère », en l’occurrence la « tutsité », pour enfin s’en libérer[35].

 

Grosso modo, les conflits en Afrique des Grands Lacs, celui du Rwanda (et même celui du Burundi) illustrent bien ce phénomène. Toute la conflictualité rwandaise de la révolution sociale de 1959 au génocide de 1994 s’inscrit cette logique et fait ressortir cette dynamique à trois temps, étant donné que ces crises identitaires cycliques à répétition sont l’aboutissement de phénomènes de longues durée. Ces trois éléments (dynamiques) doivent impérativement se rencontrer pour qu’il y ait éclosion de l’identitaire : la crise socio-économique, la crise de l’Etat et l’hétérogénéité interne ou de proximité[36].

 

1)  La crise économique voue à l’exclusion de tel ou tel groupe et radicalise les perceptions identificatoires collectives des groupes autour des besoins anthologiques.

2) La crise de l’Etat induit à son incapacité d’assumer convenablement ses fonctions et fait en sorte que celui-ci passe au service d’une minorité privilèges en cautionnant les injustices et les frustrations des autres groupes.

3) L’hétérogénéité a aussi joué, en créant le sentiment de différence, fruit des constructions des idéologies.

 

A ce qui précède s’ajoute les abus dus aux idéologies et mythe de supériorité ontologique de l’un (tutsi) et l’infériorité de l’autre (hutu) au Burundi et au Rwanda n’ont pas épargné les pays voisins dont la RDC, étant donné que les mêmes acteurs une fois retrouvés même chez autrui afficheraient les mêmes comportements.

 

A cet effet, Damien Zinda Munda pense que la transplantation au Congo-belge de l’identitaire hutu-tutsi apparaît ici comme une menace de l’hétérogénéité socio-culturelle[37]. Et les événements du Rwanda de 1994 et les tueries poursuivies par la suite en RDC par les soldats du FPR sont venus attisés des conflits locaux en RDC.

 

Toutefois, il sied de signaler que les conflits locaux entre autochtones en RDC (Katanga contre Kasaï, entre Bakusu et autres, par exemple) ne génèrent pas des tueries en grande échelle et sont souvent de faible intensité. Il s’agit souvent soit de lutte de pouvoir (géopolitique), soit de différends successoraux.

 

Actuellement au cours de la période 1990-2009, ce sont les entrepreneurs politiques du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda qui attisent le feu en RDC. Pour eux, réaffirmer leur identité devient un acte de bravoure, de libérateur. Ce sont des meneurs qui apparaissent, soit calculateurs, soit enragés ; ils tiennent des discours jusqu’au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures, non pour les vengeances, enflamment les esprits et se servent des moyens pour déclencher la guerre, les massacres[38].

 

·        Conflit armé

 

C’est la guerre, qui veut dire un conflit des grands intérêts réglés par le sang entre deux ou plusieurs Etats. C’est une possibilité de l’épreuve à laquelle doit se soumettre celui qui veut participer au jour de la jouissance entre les actions. Et l’un des attributs des Etats souverains, c’est leur droit de faire la guerre.

 

Comme l’explicite si bien le Professeur Labana Lasay’Abar[39] : « lorsqu’on parle de l’éclatement du conflit, tous les paramètres de règlement pacifique des différends sont au rouge et il y a l’imminence de l’attaque et le risque de la réaction adverse. D’où la sérénité des protagonistes est annihilée.

 

A ce jour, l’usage de la force, de la guerre n’a pas disparu, même si, avec le pacte « Briand Kellogg » du 27 août 1928, en imposant la renonciation à son usage (la guerre) comme moyen de règlement des différends internationaux.

 

Le Droit international positif régit la guerre et établi les procédures normales de son déroulement, malheureusement, elles ne sont jamais respectées, depuis 1945.

 

La charte de l’organisation des Nations Unies considère la guerre comme possible dans son article 51, par situation légitime défense, en cas d’agression et pour l’opération de maintien de la paix.

 

On peut considérer que la guerre à grande échelle est éradiquée avec l’existence de l’arme atomique ou nucléaire qui peut orienter mutuellement les protagonistes.

 

Ce qui fait qu’au 21ème siècle, après une guerre, il n’y a plus vainqueur et vaincu comme au siècle passé.

 

Aujourd’hui, avec la dissuasion de l’arme nucléaire les théâtres des conflits directs de l’occident se sont déplacés dans les périphéries, tiers monde dénucléarisé, avec des affrontements indirects. Ce qui fait qu’avec cet âge nucléaire, la guerre, même si elle est intermédiaire ne produit plus de nouveaux système et ordres internationaux comme lors de deux guerres mondiales.

 

·        Conflit international

 

Le conflit international peut se définir souvent comme une situation de rupture d’harmonie des rapports entre les Etats, laquelle rupture traduit une divergence de positions, un antagonisme structurel d’intérêt appliqué dans des espaces sensibles et au vitaux.

 

Le dénouement d’un conflit international ne traduit pas toujours la fin de l’antagonisme, mais plutôt une situation d’apaisement, d’accommodation au règlement qui résulte soit du nouvel état des rapports de forces après l’épreuve (victoire ou défaite), sont des compromis issu de la négociation ou de la médiation, soit encore de l’avis arbitral d’une Cour Internationale.

 

Le concept de la dialectique conflictuelle prend toute sa valeur vers les années 1960 pendant les luttes rationalistes pour l’indépendance, avec les luttes dans les pays du tiers monde contre la domination, la dépendance et les atteintes à la souveraineté nationale.

 

Ce concept ne se justifie qu’en termes de contradictions relevant de conceptions purement idéologiques entre les Etats en conflits ; confirmation est défini en termes d’épreuves entre les Etats en conflits, causées par une contrariété circonstancielle à la gestion d’intérêts nationaux.

 

Deux expressions théoriques sous-tendent le concept de la confrontation internationale. Il s’agit du « différend » généralement utilisé par la justice pour désigner un désaccord survenu dans les relations entre Etats et de la « tension » utilisée par les politologues pour qualifier l’antagonisme des intérêts entre Etats.

 

A. FORMES DE CONFLITS

 

D’une part, les conflits peuvent être latents en prenant la forme d’opposition, d’un antagonisme ou d’une contestation d’autre part, une forme ouverte caractérisant ainsi sur un bras de fer entre des groupes. Cette deuxième catégorie tend souvent à se transformer en conflit armé dans un processus évolutionniste, s’agissant des groupes qui en sont engagés.

 

C’est à ce titre que, parlant sur les conflits en Afrique, le père Ekwa révèle que le conflit n’est pas seulement guerre, discorde et lutte, mais aussi opposition, antagonisme, contestation de compétence. Il peut être géopolitique, économique, social, régional ou mondial[40]. Nous avons donc distingué deux formes des conflits :

 

Les conflits latents et les conflits ouverts. Cette classification n’est pas exhaustive. Wolfgang Friedman distingue : les conflits de puissances, les conflits entre intérêts nationaux, les conflits idéologiques et les conflits de valeurs.

 

L’évolution de la situation des relations internationales nous conduit à reconnaître que les nations peuvent être guidées par le désir d’atteinte d’une suprématie politique, militaire, économique pour elles mêmes. Autant que le désir de défendre leur patrimoine national ou propager le christianisme, l’islam, le communisme ou la démocrate, en tant que mode de vie supérieure. Ainsi des milliers de débats et des théories portent sur des conflits de puissance nationale et peuvent s’élever entre les nations qui ne seraient pas séparé par une idéologie et sociale différente.

 

Malgré les progrès continus pour un effet concerté pour la coopération à l’échelle mondiale, le conflit est toujours largement dominant dans les relations internationales, le droit international n’est qu’une tentative complète et partiellement efficace, pour réglementer les conditions dans lesquelles se déroulent les conflits de puissance impliquant des conflits d’intérêts.

 

Cependant, tous les conflits d’intérêts nationaux n’impliquent pas ou n’entrainent pas nécessairement des conflits de puissance. Ils peuvent amplement signifier de la part des nationaux dont les intérêts sont contradictoires, une inaptitude à s’entendre et à coopérer pour parvenir à des objectifs communs.

 

Le profond fossé qui sépare les pays riches des pays du tiers monde dans le domaine de la possession des ressources naturelles et de la protection des investissements étrangers, illustre clairement cette distinction. A cause de ce fossé, le courant des investissements privés s’arrêté face à certaines comportements nationalistes.

 

Il est non moins important de distinguer les conflits idéologiques des conflits d’intérêts, les conflits entre intérêts nationaux révèlent l’aspect de conflits de valeur. L’évaluation des idéaux et des valeurs humaines exercent habituellement sur les esprits des hommes une plus grande influence plutôt que l’évocation pure et simple des intérêts, même lorsque ces dernier sont la cause véritable du conflit.

 

Ainsi donc, comme des conflits importants et idéologiques déterminant les vies et la conduite des nations, on trouve inutile de dissocier les conflits d’intérêts aux conflits de valeurs.

 

En effet, les conflits de valeurs essentielles sont à séparer des conflits généralement fluctuent des intérêts nationaux. La raison qui différencie ces deux types de conflits, réside dans l’importance du droit coopératif en droit international par rapport à la coopération proprement dite entre les nations.

 

Un conflit d’intérêt qui n’aboutit pas à un conflit des puissances peut simplement empêcher la signature d’un accord ayant pour objet des mesures conjointes par la protection de certains domaines de coopération comme par exemple, la recherche spatiale, la pêcherie, etc.

 

En relations internationales, plusieurs principes classiques et d’autres qui découlent de la charte de l’ONU, permet le règlement pacifique des conflits internationaux, ainsi que le principe de la coopération internationale. Pour ce faire, il y a des moyens d’actions dont s’approprient les Etats. Il s’agit de la diplomatie et la négociation dans le cadre de la coopération internationale. On trouve aussi l’usage de la force armée dans les relations internationales.

 

B.  NATURE DE CONFLITS

 

En Afrique, la fin des années 50 est marquée par des luttes et des guerres de libération des peuples africains encore sous le joug colonial. Beaucoup de ces peuples n’y parviendront qu’à l’issue de grandes et sanglantes guerres.

 

Devant la recrudescence des conflits, l’ONU adopta le 14 décembre 1960, la résolution 1415 (XV) très connue sous le nom « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux ». Ce qui favorisera et légitimera les guerres de libération (cfr. Charte de l’OUA du 25 mai 1963, Art. 2, alinéa 1d et 3, alinéa 6).

 

A ces premiers conflits liés à la libération vont s’ajouter des conflits interétatiques. Des conflits territoriaux ou frontaliers, des conflits internes aux couleurs idéologiques et néo-colonialistes ont causé la perte de vie des milliers de personnes.

 

Plus tard, en 1989 avec l’avènement de la perestroïka en Union Soviétique, un vent nouveau de la démocratie a soufflé en Afrique, et le « discours de la Baule » du 20 juin 1990 par François Mitterrand permit le démarrage de la démocratie. Ce qui va inaugurer l’ère des conférences nationales et souveraines, du multipartisme et autres mouvements revendicateurs de la démocratie[41].

 

Reprenant les idées du professeur René-Jean Dupuy, le professeur P. Claver Mupendana[42] note que beaucoup de regards néfastes, nuisibles vont petit-à-petit faire résurgence. Il s’agit du :

 

-      Regard de rupture (entre les peuples) : ce type de regard intervient lorsqu’un groupe va jusqu’à considérer qu’il constitue la meilleure et la seule représentation d’une entité nationale excluant ainsi tous ceux qui ne sont pas comme lui (tribalisme en RCA, RDC, Rwanda, domination majoritaire au Zimbabwe et en RSA).

-      Regard de condescendance ou de tolérance dans le pire sens du mot : dans cette situation, on suppose l’autre sans l’accepter (comme vue en RDC, au Congo-Brazzaville, au Sénégal, au Gabon, au Togo, au Rwanda), on considère qu’il appartient à l’humanité, mais à un degré inférieur. C’est le cas par exemple du président rwandais Paul Kagame qui ne mâcha pas ses mots quand il déclara que les hutu et les tutsi pouvaient vivre au Rwanda sans toutefois être amis[43].

 

Il est déplaisant de constater, comme l’a noté P.C. Mupendana, que de nos jours qu’en Afrique, certains Etats adoptent ce genre de comportement. Nous citerons avec lui le Rwanda et le Burundi (où les tutsi minoritaires se considèrent comme une race pure), en RDC, en Libye, au Soudan, en Ouganda, dernièrement au Kenya (où les Luo, Kikuyu et Masai se livrent à un combat sans merci), au Cameroun, au Sénégal (surtout chez les Peuls et les Wolofs qui se croyaient supérieurs non seulement au casamançais, mais aussi aux autres africains et qu’ils ont la mission de leur apporter la civilisation) et au Tchad (surtout chez les Mbororo) en exhumant des attitudes d’une noblesse africaine[44].

 

-      Regard de bonne volonté, c’est-à-dire l’ouverture. Celui-ci qui exprime que la différence n’est pas une rupture, ne doit pas entraîner l’exclusion, au contraire doit être source d’enrichissement mutuel et s’oppose aux autres quatre néfastes précités.

-      Regard de refus dans lequel un groupe se cadenasse, s’enferme dans sa différence et la sacralise. C’est une forme de racisme.

 

C. TYPOLOGIE DES CONFLITS

 

Autant le concept « conflit » est vaste, autant il est difficile d’établir des critères concrets et précis pour les différencier étant donné leur compénétration. Le conflit qui sévit dans la Région des Grands Lacs africains en général et en RDC en particulier, par exemple, est de nature à la fois hégémonique, raciale, économique, tribalo-ethnique et de pouvoir politique.

 

Ø Les conflits de pouvoir :

 

Ce sont souvent les causes politiques qui en sont la source : les revendications économiques, politiques, culturelles, sociales, voire identitaires. Le conflit se pose en termes de la contestation de la gouvernance et les gouvernants peuvent recourir à l’instrumentalisation des différences tribales ou régionales pour exacerber la tension en vue de se maintenir ou, on est en présence d’une politisation souvent très violente de l’ethnicité et du tribalisme.

 

Pour la RDC, nous évoquerons des pratiques comme « géopolitique » (l’influence politique suivant la région d’origine du candidat) et certaines alliances ethniques de fait au profit d’une catégorie et au détriment des autres. Ce qui a débouché et débouche encore aujourd’hui à la politique d’exclusion dite « non originaire » : on assiste à des expressions :

 

-      Swahili (Katanga yetu = notre Katanga, Batoto ya mama = mes frères, Bakuya kuya = ceux qui viennent d’ailleurs, Batoka chini = ceux qui viennent de l’aval du fleuve Congo, c’est-à-dire les Bakongo) ;

-      Lingala (Baswahili = ceux qui viennent de l’Est, Mowuta = non originaire de Kinshasa) ;

-      Kikongo (Banzenza = non originaire) ; et

-      Tshiluba (Bena Katanga = ceux du Katanga, etc.).

 

Ø Les conflits territoriaux :

 

Ces conflits sont souvent la conséquence de l’héritage colonial. Le découpage des frontières a bouleversé les équilibres sociaux et historiques des peuples d’Afrique : les guerres de la bande d’Aozou entre la Libye et le Tchad ; de la presqu’île de Bakasi entre le Cameroun et le Nigeria ; les conflits Erythrée-Ethiopie, le Rwanda et la RDC répondent au mieux à ces critères.

 

Ø Les conflits de minorités :

 

Elles opposent souvent un groupe ethnique majoritaire à un autre minoritaire. Au Rwanda comme au Burundi, les hutu majoritaires s’opposent toujours aux tutsi minoritaires et détenteurs du pouvoir qui cherchent à les écraser[45].

 

Ø Les conflits hégémoniques et expansionnistes :

 

Depuis l’époque précoloniale, la région des Grands Lacs a connu plusieurs guerres de conquêtes. Le professeur Jan Vansina, note que sous le règne du roi Kigeri IV Rwabugiri, le Rwanda engagea une guerre d’une violente extraordinaire contre les Etats voisins (le Burundi, le Buha, le Bujinja, le Gikore, le Bugesera, le Bushi, le Bunyabungo, l’Idjwi, Butembo, le Bushibi, le Nkole, etc.)[46].

 

Le principe fondamental de la politique extérieure du Rwanda précolonial stipulait que « le principe essentiel de la société hamite étant d’unifier tous les peuples (pays) sous le roi unique des Banyiginya, celle-ci ne peut jamais avoir la paix définitive avec les pays voisin »[47]. Cette politique était dictée par l’aspiration à l’hégémonie politico-économique et l’extension du territoire aux dépens de la conquête des territoires étrangers.

 

Le second principe était que le roi pouvait conclure des pactes de non agression avec l’un ou l’autre pays afin de disposer de toutes ses milices contre le pays adversaire. Ce principe, note Mupendana, instituait donc une politique du mensonge dans les relations internationales qui contredisait le corollaire du principe de « pacta sunt servanda », stipulant qu’il est interdit aux rois d’être félons (abami bazira kubeshya)[48]

 

Rappelons en outre, que ces politiques sont, plus d’un siècle après, reprises par ses descendants tutsi qui veulent qu’on le veuille ou non tout prendre, prétendant qu’au-delà des limites actuelles, le Rwanda ancien s’étendait au-delà du Bushi, au Kivu-Maniema, au Nord-Katanga jusque dans la province Orientale.

 

D. CLASSIFICATION DES CONFLITS

 

Selon P. Claver Mupendana qui reprend les études menées par les chercheurs d’Aoust et A. Artero, on peut classer les conflits africains selon l’intensité (conflits mineurs, majeurs et intermédiaires) et en tenant compte aussi bien de l’espace, des acteurs que des rapports infra et super-structurels[49].

 

En dépit de cette classification, nous serons toutefois appelés, en ce qui concerne ce travail, à tenir plus compte de la classification selon l’espace. Etant donné qu’avec des conflits locaux, l’on peut facilement basculer dans les conflits régionaux et même mondiaux.

 

Ø Les conflits locaux :

 

On entend par conflit local, tout conflit qui oppose deux organisations sociales, deux ou plusieurs communautés au sein d’une même entité étatique. Par exemple les conflits identitaires entre Hutu et Tutsi au Rwanda ont avant tout une dimension locale. Il en est de même de celui du Burundi, ou encore des antagonismes entre Banyamulenge et Bavira sur des questions foncières.

 

C’est en réalité sur ces dimensions locales des conflits que se greffent les dynamiques régionales ou internationales. Tel est le cas de l’implication de la National Resistance Army (NRA) de l’Ouganda dans la rébellion du FPR en 1990 pour des raisons à la fois ethniques et géostratégiques.

 

Ø Les conflits régionaux :

 

Ce sont ceux qui impliquent plusieurs Etats d’une même région. Les Etats se liguent les uns contre les autres dans le but de soutenir l’agressé ou l’agresseur (ou les agresseurs). La région des Grands Lacs africains en illustre bien les cas suivants :

 

Par exemple, la guerre entre MPLA du président Edouardo Dos Santos et l’UNITA de Jonas Savimbi (en passant par celles du FLC et du FNLA d’Antonio Robeto) conditionnait et régulait les relations de l’Angola avec ses voisins (Mozambique, Namibie, Zambie, RDC) et même sa participation récente à la guerre au Congo-Kinshasa contre le régime Mobutu qui était favorable à Jonas Savimbi. Du côté Est, le Burundi et le Rwanda ont des préoccupations tout aussi jusqu’au-boutistes qui les animent et veulent s’accrocher au territoire congolais. L’Ouganda quant à elle n’en est pas en reste, car elle affiche et fixe des objectifs moins univoques[50].

 

Ø Les conflits mondiaux :

 

Les conflits mondiaux sont ceux qui, mettant aux prises les intérêts de plusieurs pays, connaissent une implication directe des grandes puissances mondiales. Les deux guerres mondiales, ou encore la guerre du Golf déclenchée lors de l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1984 constituent des belles illustrations des conflits mondiaux.

 

Dans le cas de la région des Grands Lacs africains, il est important de constater que les développements qui ont suivi le déclenchement des rébellions Banyamulenge en septembre 1996 et surtout la détérioration de la situation à l’Est du pays après les élections de 2006 et 2007 (avec la rébellion du CNDP) et ceux du 28 novembre 2011 (avec la rébellion du M23) nous permet de mettre au grand jour toutes les dimensions régionales et internationales de la guerre que Madeleine Albrigth qualifia de « première guerre mondiale africaine ».

 

On sait en effet que trois administrations américaines (Ronald Reagan, Georges Bush père et Bill Clinton)[51] et trois autres administrations britanniques (Margaret Tatcher, John Mayor et Tony Blair) ont joué, à travers leurs armées et services de sécurité, un rôle majeur dans les conflits dans la région des Grands Lacs d’Afrique centrale. C’est grâce à elles que le verrou rwandais a été défoncé avec l’assassinat du président Juvénal Habyarimana. Le soutien américain et l’implication européenne sont plus détaillés par Colette Braeckman[52].

 

La guerre anglo-américaine au Rwanda (octobre 1990-juillet 1994) par l’intermédiaire de la NRA (National Resistance Army) ou l’UPDF (Uganda People’s Defense Forces), les Forces Armées Burundaises (FAB) et le FPR (Front Patriotique Rwandais) fut le prélude à la guerre et à l’occupation étrangère en RDC[53]. C’est ainsi que les aéroports de Kampala et d’Entebbe en Ouganda servirent de relais à la base américaine de Diego Garcia et de plate-forme pour l’approvisionnement non seulement des maquis chrétiens au Soudan[54] mais aussi des rebelles congolais conduits par L.D. Kabila de l’AFDL d’abord, et Jean-Pierre Bemba du MLC ensuite.

 

B. Crawford, cité par P.C. Mupendana, précise que les rebelles du FPR avaient bénéficié, entre 1989 et 1992, d’une aide financière américaine estimée à 183 millions de dollars, soit le double de l’aide accordée au gouvernement rwandais. Ce qui a rendu possible l’invasion du Rwanda par le FPR en août 1990.

 

Somme toute, la guerre dans la région des Grands Lacs, plus particulièrement en RDC tire ses origines dans :

 

-      la recherche de l’identité congolaise (reconnaissance des tutsi congolais) ;

-      le repositionnement géostratégique des puissances post-coloniales ;

-      la résurgence d’un réseau mafieux des puissances économiques mondiales (les multinationales, qui ont fait de l’agrobusiness leur paradis, déterminées à avoir sous leur contrôle toutes les richesses naturelles mondiales) ;

-      d’autres motivations démographiques et de conquête de l’espace congolais ;

-      les causes internes.

 

E.  CAUSES DES CONFLITS

 

L’analyse typologique des conflits est un exercice délicat dans la mesure où toute analyse fondée sur le monisme explicatif risque de biaiser la réalité. Il faut reconnaître qu’il existe une hiérarchie pluraliste des causes et souvent elles s’interpénètrent ; chaque cause agissant sur l’autre. L’invasion des troupes rwandaises dans l’Est de la RDC s’explique-t-elle pour de raisons politiques, économiques ou culturelles ?

 

On remarque que toute la littérature à ce propos évoque tour à tour des raisons politiques, économiques, culturelles (problèmes identitaires) et sociales. C’est dire la nécessité d’analyser le conflit comme un phénomène social total qui requiert de l’analyste une perception en profondeur de la société étudiée[55].

 

Pour des raisons purement méthodologiques et de clarté, l’analyse sociologique a dégagé trois sortes de causes qui poussent les groupes sociaux à déclencher des situations conflictuelles.

 

Dans son livre intitulé « le conflit en relations internationales : Analyse des concepts de base » le Professeur Labana[56] dit que dans l’analyse des conflits, il est possible de dégager trois sortes de causes qui peuvent pousser les Etats à entrer en conflit. Il cite notamment les causes politiques, les causes économiques et les causes sociales.

 

Ø Les causes politiques

 

Un conflit et dit politique, s’il a pour objectif de modifier, de transformer ou de détruire un ordre politique donné.

 

Le professeur Mbela Hiza[57] pense que cette définition soulève une observation importante : quand un conflit politique peut-il être considéré comme le facteur déclenchant ou le facteur aggravant ? La réponse à ce propos est loin d’être aisée. Le tout dépend du contexte et des motivations multiformes qui ont déclenché de conflit.

 

La plupart des conflits politiques en Afrique s’expliquent notamment par la marginalisation des certains groupes ethniques, le désir de construire une société plus démocratique, et l’expansionnisme des Etats voisins. Dans un langage plus approprié, on dira que « la gouvernance » est devenue en Afrique la cause première des conflits politiques qui gangrènent le continent.

 

La mauvaise gouvernance engendre aussi des crises structurelles de longue durée qui ont pour effet l’implosion du système socio-politique de l’Etat. Tel est la cause de 17 ans de transition politique (1990-2007) en RDC.

 

En Afrique, un premier type de conflits d’intérêts politiques était allé de pair avec la problématique de la décolonisation. En effet, il y eut tout d’abord la lutte pour le pouvoir qui précéda ou accompagna la problématique de décolonisation. Après la lutte pour l’indépendance, il y eut ensuite différents conflits relatifs à la stabilisation des indépendances fraîchement acquises. Enfin, quelques conflits furent provoqués par les mouvements de libération restants qui n’étaient pas satisfaits (exemple de l’UNITA en Angola).

 

Notons, enfin, que la majeure partie des conflits politiques sont issus de l’insatisfaction par rapport aux institutions et à l’Etat et qu’à la base de presque tous les conflits, on retrouve la discrimination politique et les stress éprouvés par les groupes défavorisés.

 

Ø Les causes économiques

 

Les causes économiques sont les causes les plus courantes de conflits entre les Etats. Il s’agit ici surtout du stress causé par la discrimination économique et la pauvreté. Le stress économique à la suite d’injustices au niveau des revenus ; d’une répartition inégale du sol et d’autres biens ; de l’absence dans le commerce et du non accès à des positions économiques avantageuses[58].

 

De manière générale, la stratégie de développement en Afrique est prisonnière des conflits politiques et sociaux internes, des équilibres macroéconomiques imposés par les institutions financières internationales, des asymétries dans les rapports Nord-Sud, des oligarchies financières internationales et de la production des entreprises transnationales. D’où, le contraste entre une abondance richesse en facteur de production (population-terre-ressources naturelles-capital humain, capital social …) et une pauvreté économique profonde (faible épargne, faible taux d’investissement, faible revenu par terre, faible taux de croissance)[59].

 

Ø Les causes sociales

 

L’histoire des relations internationales nous renseigne que de multiples conflits entre les nations tirent leur origine de la confirmation ou de la revendication d’une certaine identité socioculturelle propre, de la préservation ou de l’imposition d’un statut racial déterminé en fonction des enjeux sociopolitiques, ainsi que de l’intolérance ou de l’intégrisme basé sur les croyances religieuses des peuples.

 

En effet, dans toute société où cohabitent des individus, des ethnies, des cultures et des religions différentes, on observera irrémédiablement des conflits dits identitaires.

 

Selon l’expression du professeur Mbela Hiza[60], certains conflits identitaires peuvent s’exacerber jusqu’à mettre en péril la communauté nationale, d’autres par contre peuvent trouver des issues raisonnables de compromis acceptables grâce au dialogue, et à l’acceptation de l’autre. De la sorte, les conflits identitaires peuvent être soit de (basse intensité) ou de (haute intensité).

 

D’après Huntington, S.[61], les différences religieuses seront la principale source de conflit dans la période de l’après-guerre froide. Selon l’auteur, les différences culturelles sont fondamentalement immuables. Chaque culture a sa propre histoire, sa propre langue, ses propres traditions … C’est ainsi qu’apparaissent entre les cultures, différentes visions contradictoires sur la relation entre le monde spirituel et les individus, entre l’individu et le groupe, entre le citoyen et l’Etat, entre les parents et les enfants, entre l’homme et la femme, et dans le rapport entre les droits et les devoirs, l’inégalité et la hiérarchie. Les compromis en la matière sont parfois difficiles. Les valeurs culturelles sont souvent exclusives.

 

1.4.2. GUERRE

 

Il n’est pas rare que les termes guerre et conflit soient utilisés l’un pour l’autre. On entend souvent dire que tel Etat est confronté à un conflit armé violent. C’est dire qu’un conflit peut générer en une guerre, et dans ce cas d’espèce, le conflit devient armé[62].

 

Conflit et guerre ne sont pas deux concepts synonymes. Dans les relations internationales, la guerre n’est qu’un moyen parmi tant d’autres pour réaliser des objectifs politiques, économiques ou culturels.

 

Jusqu’à la fin des années 1950 c’est la guerre qui servait à trancher les différends politiques entre les Etats.

 

Clausewitz a écrit que « la guerre n’est pas seulement un acte politique mais un véritable instrument de la politique, une poursuite de relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens »[63].

 

Le même auteur poursuit en disant que « la guerre est la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens ; c’est à la diplomatie qu’il appartient soit d’éviter l’éclatement de la guerre, soit de trouver la formule pour mettre un terme au conflit »[64].

 

Ceci étant dit, voyons ce que dit le dictionnaire.

 

Pour le Nouveau Larousse Encyclopédique Edition 2003, la guerre est le recours à la force armée pour dénouer une situation conflictuelle entre deux ou plusieurs collectivités organisées : clans, factions, Etats, nations.

 

Acte de violence qui s’exerce dans l’espace et le temps avec une intensité variable, la guerre consiste pour chacun des adversaires à contraindre l’autre à se soumettre à sa volonté.

 

Toujours selon le dictionnaire, la guerre ne constitue qu’un moyen parmi d’autres de réaliser un but politique. Il se peut que l’on y recoure lorsque tous les autres moyens se sont avérés inefficaces.

 

La guerre est donc un acte de violence qui consiste pour chacun des adversaires à contraindre l’autre à se soumettre à sa volonté. Mais retenons surtout que la guerre est un acte politique. Elle surgit d’une situation politique et résulte d’un motif politique. Elle appartient par nature à l’entendement pur parce qu’elle est un instrument de la politique.

 

L’élément passionnel intéresse surtout le peuple, l’élément aléatoire le commandant et son armée, l’élément intellectuel le gouvernement et c’est ce dernier élément qui est décisif et qui doit commander l’ensemble.

 

1.4.3. CRISE

 

Entre le conflit et la crise, la ligne de démarcation peut être difficile à établir. Beaucoup d’auteurs emploient -à tort- l’un pour l’autre sans trop déceler la moindre nuance[65].

 

Cité par le professeur Mbela Hiza, Alain Touraine est l’un de ceux qui pense qu’il est difficile de les distinguer à l’intérieur d’un même événement, mais il est indispensable de les séparer. Il affirme que la crise ne peut être résolue que par un appel à la cohérence du système culturel et social ; le conflit relève au contraire des contradictions structurelles. En conséquence, la crise renvoie toujours à un déséquilibre dans le conflit[66].

 

La crise possède donc des troubles psychologiques, de déséquilibre social, économique, politique qui, en extension, finit par provoquer un conflit.

 

Le Grand Robert (Edition 2001) définit la crise comme étant une période de tension internationale, une menace de conflit.

 

Une crise est donc une période décisive qui peut amener les acteurs dans une situation conflictuelle. Il en serait ainsi par exemple lorsqu’un Etat accumule les troupes le long de sa frontière créant ainsi une menace c'est-à-dire des signes et des indices qui laissent prévoir un sujet de crainte ou de danger pour son voisin[67].

 

Antoine Granisci définit la crise comme étant le moment où l’ancien et le nouveau cohabitent encore, où ne s’est pas réalisée cette synthèse qui consiste en l’assimilation de l’ordre ancien par l’ordre nouveau moyennant une accommodation de celui à l’héritage du passé[68].

 

Pour le professeur Mbela Hiza[69], la crise est un état de tension qui constitue une menace de conflit. Cet état constitue souvent un moment décisif qui peut dégénérer et pousser les acteurs dans une situation conflictuelle.

 

C’est le cas, par exemple, du Rwanda qui pense que la présence des forces négatives près de ses frontières à l’Est de la RDC constitue une menace pour sa sécurité extérieure.

 

Bref, martèle Mbela Hiza, toute crise relève de l’incohérence du système social et culturel, elle s’identifie à une situation psychologique de déséquilibre et de rupture et on la résout par l’éducation et la conscientisation.

 

1.5. Définition et contenu du droit à l’autodétermination

 

1.5.1. ELEMENTS CONSTITUTIFS DU DROIT A L’AUTODETERMINATION

 

Lorsque l’on analyse les principaux textes onusiens (Charte, Pactes, Déclarations et résolutions de l’Assemblée Générale), il ressort que la jouissance du droit des peuples à l’autodétermination dépend en particulier des éléments suivants[70] :

 

-  le libre choix du statut politique et du développement économique, social et culturel ;

-  la souveraineté des peuples sur leurs ressources naturelles ;

-  l’égalité de droits des peuples ;

-  la non-discrimination ;

-  l’égalité souveraine des Etats ;

-  le règlement pacifique des différends ;

-  la bonne foi dans l’accomplissement des obligations et dans les relations internationales ;

-  le non-recours à la force ;

-  la coopération internationale et le respect de la part des Etats de leurs engagements internationaux, en particulier en matière de droits humains.

 

Chaque élément mentionné méritant une publication en soi, nous ne pourrons malheureusement pas les traiter tous ici. Etant donné que l’indépendance politique est conditionnée par la souveraineté économique, nous nous concentrerons sur l’aspect économique du droit à l’autodétermination et, en particulier, de la souveraineté des peuples sur leurs ressources naturelles.

 

1.5.2. BENEFICIAIRES DU DROIT A L'AUTODETERMINATION

 

A.  PEUPLE, ETAT, NATION

 

Les bénéficiaires du droit à l’autodétermination sont les peuples. L’Etat est l’instrument de l’exercice de ce droit entre les mains du (ou des) peuple(s) qui le compose(nt). Dans les instruments internationaux, le terme de nation est bien souvent utilisé en lieu et place de l’Etat ou du (des) peuple(s). En effet, dans la Charte, le terme « peuples » est utilisé « un certain nombre de fois, particulièrement dans son pré- ambule, comme un synonyme de 'nations' ou d’'Etats' »[71].

 

Le problème est qu’il n’y a pas de définition de la notion de « peuple »[72] admise au niveau international. C’est ce qui explique peut-être le fait que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale laisse à « l’individu concerné » la liberté de déterminer lui-même s’il appartient à un groupe ou à des groupes raciaux ou ethniques particuliers[73].

 

Par contre, l’expert onusien Aureliu Cristescu suggère, sur la base des discussions au sein de l’ONU, la définition suivante qui pourrait être utilisée pour déterminer si une entité constitue ou non un peuple apte à jouir et à exercer le droit à l’autodétermination :

 

a.  le terme « peuple » désigne une entité sociale possédant une évidente identité et ayant des caractéristiques propres ;

b. il implique une relation avec un territoire, même si le peuple en question en avait été injustement expulsé et artificiellement remplacé par une autre population ;

c.  le peuple ne se confond pas avec les minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, dont l’existence et les droits sont reconnus à l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques »[74].  

 

En vertu de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par le Conseil des droits de l’homme en juin 2006 et par l’Assemblée générale en septembre 2007, les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination et les droits sur leurs terres et ressources. Ce n’est pas le cas des minorités ethniques, religieuses et linguistiques, dont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et pratiquer leur propre religion ou d'employer leur propre langue est consacré à l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le droit des minorités ne doit donc pas être confondu avec le droit à l’autodétermination des peuples. D’ailleurs, l’art. 8.4 de la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée par l'Assemblée gé- nérale de l’ONU le 18 décembre 1992, exclut toute interprétation dans ce sens[75].

 

Il faut admettre qu’une confusion règne dans ce domaine, étant donné qu’il n’y a pas de définition de minorités admise au niveau international. A ce propos, les pratiques des Etats varient selon les pays. Certains Etats nient même le statut de minorités à des entités qui constituent des peuples au sein de leur nation. Or, comme l'a affirmé le Comité des droits de l'homme, ces Etats prétendant : « qu’ils ne pratiquent aucune distinction de race, de langue ou de religion font valoir à tort, sur cette seule base, qu’ils n’ont aucune minorité »[76].

 

Ainsi, selon l’interprétation de chacun, les droits des minorités peuvent concerner aussi bien les peuples autochtones que les travailleurs migrants. Le Comité des droits de l’homme[77] va encore plus loin dans son interprétation des droits des minorités. Selon lui : « ces individus (personnes appartenant aux minorités) ne doivent pas nécessairement être des nationaux ou des ressortissants, ils ne doivent pas non plus nécessairement être des résidents permanents »[78].

 

1.5.3. SOUVERAINETE PERMANENTE SUR LES RESSOURCES NATURELLES

 

L’indépendance politique ne peut pas être dissociée de la souveraineté économique. On peut affirmer même que, sans l’indépendance économique, la souveraineté politique est condamnée à rester théorique. Comme le déclara avec éloquence – en 1979 – Julius Nyerere, ancien Président de la Tanzanie : « Chacune de nos économies [des pays membres du G77] est un ‘sous-produit’ et une ‘filiale’ des économies développées du Nord industrialisé, et elle est orientée vers l’extérieur. Nous ne sommes pas les maîtres de nos destins. Nous avons honte de l’admettre, mais sur le plan économique, nous sommes des territoires dépendants – au mieux des semi-colonies – et non des Etats souverains »[79].

 

A titre d’exemple, on peut mentionner le fait que certains Etats latino-américains – la Bolivie par exemple mais aussi l’Equateur et le Venezuela – ont récemment nationalisé et/ou renégocié leurs contrats avec des compagnies pétrolières étrangères. Les bénéfices ainsi dégagés ont été investis en grande partie pour la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels des populations de ces pays (alimentation, logement, éducation, santé, etc.).

 

Sur le continent européen, le gouvernement de la Fédération de Russie a racheté en 2005 le trust pétrolier Youkos. Quelle que soit l'appréciation sur cette acquisition, le fait est qu'elle a assuré le monopole d’Etat sur le Gasprom (trust du gaz semi-étatique jusqu’alors) et par conséquent sur les ressources énergétiques du pays[80]. Si ce genre d’actions est rare dans le monde néolibéral, il n’a rien de révolutionnaire. En effet, la Cour internationale de Justice avait déjà reconnu en 1952 la légalité de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company par l’Iran.

 

Dans son arrêt rendu le 22 juillet 1952, la Cour avait rejeté les arguments présentés par le Royaume-Uni contre la nationalisation[81]. Plus récemment, dans sa décision adoptée en mai 2009, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a appliqué à des communautés indigènes au Kenya (peuple Endorois) le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles consacré dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, en déterminant qu’elles avaient le droit de récupérer leurs terres et territoires traditionnels que le gouvernement kenyan voulait utiliser pour le développement du tourisme[82].

 

Les organes de l’ONU, l’Assemblée Générale en particulier mais aussi la CNUCED et le Conseil de Sécurité, ont à maintes reprises réaffirmé ce droit.

 

A.  ASSEMBLEE GENERALE DE L’ONU

 

Dès 1952, l’Assemblée Générale de l’ONU a adopté toute une série de textes (résolutions, Déclarations, Charte, Pactes, etc.) portant sur l’aspect économique du droit à l’autodétermination[83]. Parmi ces textes, l’article 1er commun aux deux Pactes, déjà cité, constitue une référence de choix.

 

En effet, selon ce dernier, les peuples ont non seulement le droit d’assurer librement leur développement économique, social et culturel, mais aussi de disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l'intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance.

 

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels précise encore en son article 25 qu'« aucune disposition du présent Pacte ne sera interprétée comme portant atteinte au droit inhérent de tous les peuples à profiter et à user pleinement et librement de leurs richesses et ressources naturelles ».

 

La souveraineté permanente des peuples sur leurs ressources naturelles a été affirmée maintes fois dans d’autres instruments onusiens qui complètent la reconnaissance du droit à l’autodétermination, en lui donnant un contenu plus concret. Parmi ces instruments, il convient de mentionner les suivants[84].

 

Dans sa résolution au sujet de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles[85], en : « considérant qu'il est souhaitable de favoriser la coopération internationale en vue du développement économique des pays en voie de développement et que les accords économiques et financiers entre pays développés et pays en voie de développement doivent se fonder sur les principes de l'égalité et du droit des peuples et des nations à disposer d'eux-mêmes », l’Assemblée générale a notamment proclamé que : « Le droit de souveraineté permanente des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources naturelles doit s'exercer dans l'intérêt du développement national et du bien-être de la population de l'Etat intéressé ».

 

La Déclaration concernant l'instauration d'un nouvel ordre économique international[86] souligne entre autres que : « Le nouvel ordre économique international doit être fondé sur le plein respect des principes de souveraineté permanente intégrale de chaque Etat sur ses ressources naturelles et sur toutes les activités économiques.

 

En vue de sauvegarder ces ressources, chaque Etat est en droit d’exercer un contrôle efficace sur celles-ci et sur leur exploitation par les moyens appropriés à sa situation particulière, y compris le droit de nationaliser ou de transférer la propriété à ses ressortissants, ce droit étant une ex- pression de la souveraineté permanente intégrale de l'Etat. Aucun Etat ne peut être soumis à une coercition économique, politique ou autre visant à empêcher l’exercice libre et complet de ce droit inaliénable ».

 

La Charte des droits et devoirs économiques des Etats[87] proclame dans son premier article que : « Chaque Etat détient et exerce librement une souveraineté entière et permanente sur toutes ses richesses, ressources naturelles et activités économiques, y compris la possession et le droit de les utiliser et d’en disposer ».

 

B.   CNUCED

 

Les Principes de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) pour la gestion des relations commerciales internationales et les politiques commerciales propres à favoriser le développement stipulent entre autres que : « Tout pays a le droit souverain de disposer librement de ses ressources naturelles dans l’intérêt du développement économique et du bien-être de sa population ; toutes mesures ou pressions politiques ou économiques extérieures, de nature à porter atteinte à l’exercice de ce droit, sont une violation flagrante des principes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la non-intervention, énoncés dans la Charte des Nations Unies, et pourraient, si elles persistaient, menacer la paix et la sécurité internationales »[88].

 

C.  CONSEIL DE SECURITE

 

Le Conseil de sécurité a, pour sa part, affirmé, dans sa résolution 330 (1973) du 21 mars 1973 consacrée à la paix et à la sécurité en Amérique latine, le principe de la souveraineté permanente des peuples sur leurs richesses et ressources naturelles. Dans la même résolution, il a demandé aux Etats, entre autres, d’empêcher « l’action des entreprises qui cherchent délibérément à exercer une contrainte sur des pays d’Amérique latine ».

 

1.6. Définitions de la contrainte  

 

1.6.1. DEFINITIONS TIREES DE LA DOCTRINE

 

La plupart des auteurs sont extrêmement prudents en matière d’intervention non-armée, et mettent l’accent sur la difficulté de déterminer avec précision le « seuil de l’illicéité ».

 

Comme le souligne Antonio Cassese, « les dispositions proscrivant l’intervention non armée sont si floues qu’il s’avère difficile d’établir quels types d’ingérence sont concrètement interdites »[89]. Lauterpacht écrit généralement que « Intervention signifies dictatorial interférence ... ; the interference must take an operative form ; it must either be forcible or backed by threat of force »[90].

 

Cavaré définit plus précisément l’intervention comme une « immixtion d’un Etat dans les affaires intérieures d’un autre Etat, en vue de lui imposer sa volonté ... Par là, l’intervention se distingue des bons offices et de la médiation. Dans le cas de l’intervention, l’Etat, soit spontanément, soit sur requête, cherche à faire prévaloir son point de vue, au besoin par la force »[91].

 

De même, on lit dans le dictionnaire Basdevant à propos de l’intervention : « terme employé d’ordinaire [...] pour désigner l’action impérative d’un ou de plusieurs Etats qui, par pression diplomatique, usage de la force ou menace d’en user, imposent ou cherchent à imposer leurs vues à un autre Etat dans une affaire relevant de la compétence de celui-ci, en particulier dans une affaire d’ordre intérieur »[92].

 

Schachter est plus explicite lorsqu’il affirme fort pertinemment que « le fait de critiquer ou de blâmer, sans plus, n’équivaut pas à une ingérence puisqu’il n’implique aucune contrainte »[93]. L’ensemble de ces citations montre surtout que la doctrine insiste sur l’élément de contrainte, sans que celle-ci soit précisément définie.

 

Comme on peut le constater, la définition de la contrainte développée ci-haut cadre parfaitement avec les définitions émises par l’ensemble de ces auteurs.

 

1.6.2. DEFINITION TIREE DES REGLES RELATIVES A LA RESPONSABILITE INTERNATIONALE

 

La Commission du droit international a eu l’occasion de se pencher sur la notion de contrainte dans le cadre de la partie de son projet sur la responsabilité internationale relative à la responsabilité indirecte. L’article 28 § 2 de ce projet dispose en effet que : « Le fait internationalement illicite commis par un Etat en conséquence de la contrainte exercée par un autre Etat pour provoquer la perpétration de ce fait engage la responsabilité internationale de cet autre Etat »[94].

 

Dans le commentaire de cette disposition, on peut lire : « la C.D.L s’est employée à établir de quelle nature devait être la contrainte exercée par un Etat sur un autre pour que le fait illicite commis par le second sous l’impulsion de la contrainte puisse engendrer la responsabilité internationale du premier. La Commission s’est notamment demandée si cette contrainte devait être nécessairement représentée par l’emploi ou la menace de l’emploi de la force armée ou bien si elle devait revêtir d’autres formes aussi, et notamment la forme de pressions économiques. Après un examen attentif, la Commission a conclu que la 'contrainte’ ne saurait être nécessairement limitée à la menace ou à l’emploi de la force armée, mais devait s’étendre à toute action limitant gravement la liberté de décision de l’Etat qui la subit, à toute mesure lui rendant extrêmement difficile d’agir d’une façon différente de celle requise par l’Etat exerçant la contrainte ».

 

La contrainte est donc ici définie par rapport aux effets de la mesure envisagée, qui doivent limiter drastiquement la liberté de décision de l’Etat qui en est l’objet.

 

Cependant, il ne semble pas qu’on puisse généraliser cette définition et l’étendre à la contrainte en tant qu’élément constitutif de la non-intervention.

 

En effet, la contrainte au sens de l’article 28 § 2 tourne essentiellement autour de la question de l’imputabilité d’un acte, même s’il s’agit de responsabilité indirecte et non pour le propre fait de l’Etat contraignant. Dès lors, on conçoit que la définition de la contrainte soit extrêmement restrictive et se mesure exclusivement par rapport à ses effets. Tel ne pourrait être le cas à propos de la non-intervention.

 

D’abord, la contrainte assimilable à une intervention n’a aucun rapport avec un problème d’imputabilité et n’a jamais été envisagée comme telle. Ensuite, la contrainte ne porte pas habituellement ici sur la perpétration d’un acte illicite, mais sur l’exercice d’une compétence souveraine dans le sens des intérêts de l’Etat auteur de la contrainte. Enfin, nous avons constaté, à l’examen de la jurisprudence et de la pratique, que certaines mesures qui ont des effets très importants n’ont pas été considérées comme des interventions illicites, notamment au plan économique.

 

La contrainte au sens tiré des règles de la responsabilité internationale est donc différente de celle au sens d’élément constitutif de l’intervention prohibée.

 

1.6.3. DEFINITION TIREE DES REGLES DU DROIT DES TRAITES

 

La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités contient deux références à la contrainte. En premier lieu, l’article 52 de la Convention se lit : Contrainte exercée sur un Etat par la menace ou l’emploi de la force « Est nul tout traité dont la conclusion a été obtenue par la menace ou l’emploi de la force en violation des principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies ».

 

On ne peut déduire de ces termes une véritable définition. La contrainte consiste en l’occurrence en un emploi illicite de la force, mais la relation de cause à effet entre cet emploi et la conclusion du traité n’est pas autrement précisée que par l’expression « a été obtenue par » : on ne sait pas à partir de quand un Etat a été « contraint » de conclure le traité.

 

Selon une première interprétation, très répandue, il y a contrainte si l’Etat dont le consentement est requis n’a d’autre choix que de conclure le traité[95].

 

Ainsi, pour une Cour hollandaise de La Haye, « The German-Czechoslovak Nationality Treaty was invalid because it was concluded under clear and unlawful duress the effect of which Gzechoslovahia could not escape, exercised by Germany ».

 

Par ailleurs, le Council for the Restoration of Légal Rights conteste la validité de ce même traité, et ceci parce que « it was concluded by under clear and inescapable and unlawful duress » et que les actes de consentement « were ineluctably linked with the unlawful German threat of war »[96].

 

Enfin, Paul Reuter, arbitre unique dans l'affaire Aminoil, définit la notion de contrainte dans des termes fort semblables. Selon lui, la contrainte se caractérise notamment par « l’absence de toute autre voie que celle à laquelle on a donné son consentement »[97].

 

Toute différente est une deuxième interprétation selon laquelle il y aurait contrainte s’il est établi que l’Etat dont le consentement est requis n’aurait pas conclu le traité en l’absence du recours à la force allégué. Il s’agit donc d’une application de la théorie de l’équivalence des conditions. Cette vision des choses n’a cependant que rarement été évoquée[98]. Elle n’a d’ailleurs jamais été formulée explicitement.

 

Quoi qu’il en soit, il est évident que la définition de la contrainte au sens de l’article 52 de la Convention de Vienne revêt un sens particulier. La simple exigence d’un recours à la force la démarque de la contrainte en tant qu’élément constitutif de la non-intervention qui, nous l’avons constaté à maintes reprises, peut consister en des mesures diplomatiques ou économiques notamment.

 

Par ailleurs, comme dans le cas de la responsabilité indirecte, il est normal que la contrainte se définisse essentiellement par rapport à ses effets, puisqu’il s’agit d’établir l’existence d’un vice de consentement. Enfin, quel que soit l’interprétation de l’article 52 qu’on adopte, elle semble difficile à appliquer en pratique au principe de non-intervention. Si on applique la première, il n’y aurait en réalité presque jamais d’intervention illicite, dans la mesure où la contrainte laisse toujours un choix, même réduit, à l’Etat qui en est la victime.

 

Au contraire, si on devait appliquer une définition inspirée de la théorie de l’équivalence des conditions au cas de la non-intervention, on se rend immédiatement compte que les cas d’interventions seraient innombrables, puisqu’il existe nombre de situations où un Etat agit dans un certain sens en prenant en compte le comportement d’autres Etats qui, par définition, limitent la conduite de sa politique étrangère. Il n’y a donc pas lieu de généraliser la définition de la contrainte déduite de l’article 52, d’autant qu’aucun précédent en ce sens ne peut être tiré d’un examen de la jurisprudence, de la pratique ou de la doctrine.

 

La Convention de Vienne de 1969 contient une deuxième référence à la contrainte qui ne se rattache pas directement à la théorie des vices de consentements.

 

En effet, on trouve annexée à cette convention une « Déclaration sur l’interdiction de la contrainte militaire, politique ou économique lors de la conclusion de traités » en vertu de laquelle « La Conférence des Nations Unies sur le droit des traités, [„.] convaincue que les Etats doivent jouir d’une totale liberté pour l’exécu­ tion de tout acte relatif à la conclusion d’un traité, déplorant le fait que, dans le passé, des Etats aient parfois été forcés de conclure des traités sous l’effet de pressions, de formes diverses, exercées par d’autres Etats, désireuse d’assumer que dans l’avenir pareilles pressions ne puissent être exercées, sous quelque forme que ce soit, par aucun Etat, en liaison avec la conclusion des traités :

 

1.  Condamne solennellement le recours à la menace ou à l’emploi de toutes les formes de pression, qu’elle soit militaire, politique, économique, par quelque Etat que ce soit, en vue de contraindre un autre Etat à accomplir un acte quelconque lié à la conclusion d’un traité, en violation des principes de l’égalité souveraine des Etats et de la liberté du consentement ;

2. Décide que la présente Déclaration fera partie de l’Acte final de la Conférence sur le droit des traités ».

 

A priori, cette disposition, en s’étendant à tout acte lié à la conclusion d’un traité, paraît revêtir une portée plus large que l’article 52 de la Convention. On semble ici rejoindre la définition de la non-intervention puisqu’est condamnée généralement toute contrainte portant sur un acte qu’un Etat est libre d’accomplir selon le droit international, comme l’est un acte lié à la conclusion d’un traité. Cependant, une lecture plus approfondie de la disposition démontre qu’elle reste liée au domaine des vices de consentement.

 

Les attendus mentionnés sont sans équivoque puisqu’ils mettent l’accent sur la nécessité d’assurer la liberté de conclusion des traités.

 

De même, le § 2 prouve que les Etats signataires entendaient associer cette Déclaration aux dispositions de la Convention. Les travaux préparatoires de l’article 52 confirment d’ailleurs que cette déclaration est née du souci de certains Etats d’étendre la contrainte en tant que vice du consentement à d’autres formes de pressions que les pressions militaires.

 

On ne peut dès lors tirer aucun enseignement général de la Déclaration pour définir la contrainte en tant qu’élément constitutif de la non-intervention, même si l’illicéité éventuelle des pressions condamnées dans la Déclaration ne peut découler que de la violation de ce principe.

 

En tout état de cause, la Déclaration, en condamnant « toutes formes de pressions [...] en vue de contraindre », ne fournit aucune précision fondamentale quant à la définition d’une contrainte. En conclusion, ni le domaine de la responsabilité internationale, ni celui du droit des traités ne permettent de définir plus précisément la contrainte, premier élément de la règle de non-intervention. Les définitions qu’on y retrouve, outre leur relative imprécision, ont été élaborées dans le cadre limité de la matière dans laquelle elles se placent, de sorte qu’il n’est pas opportun de les généraliser.

 

1.7. La définition du droit d’ingérence armée humanitaire

 

1.7.1. PROBLEMATIQUE DE LA DEFINITION

 

Il n'existe pas de définition précise du « droit d’ingérence ».  On lui donne parfois une définition a contrario en l’opposant à une conception restrictive et rigoriste de la souveraineté des États.

 

Selon Bettati, la notion de « droit d’ingérence » est chargée d’une certaine subjectivité qui est toutefois atténuée lorsqu’on lui ajoute le qualificatif d’« humanitaire » : Quant à l'expression « droit d'ingérence », sans davantage de précision, elle est dépourvue de tout contenu juridique. Elle n'en acquiert un que si elle est assortie de l'adjectif « humanitaire ». Ce dernier, par la finalité qu'il assigne à l'intervention, la prive de l'illicéité dont elle est universellement attachée […].

 

 Le juriste y préférera l'expression « droit d'assistance humanitaire » davantage finalisée et moins chargée de cette subjective et implicite confrontation, au demeurant erronée, avec les normes de l'anticolonialisme que sont les principes de « non-intervention » et de « non-ingérence »[99].

 

De plus, il ne fait aucun doute que l’expression « droit d’ingérence armée humanitaire » comporte une certaine consonance négative et fait d’ailleurs l’objet de débats depuis de nombreuses années.  Yves Sandoz, Directeur du droit international et de la Communication du Comité international de la Croix-Rouge, soulignait que : L'expression « droit d'ingérence » a hanté les débats sur l'action humanitaire depuis de nombreuses années. Elle est pourtant bien étrange, puisqu'elle réunit deux concepts antinomiques : littéralement « le droit d'ingérence » signifie le droit de faire ce que l'on n'a pas le droit de faire. Même le juriste pourrait cependant lui trouver une explication dans la notion « d'état de nécessité », situation exceptionnelle dans laquelle le droit tolère que l'on viole ses propres règles[100].

 

La notion d’« intervention » pose, elle aussi, problème en raison notamment de l’étendue de la gamme des activités qu’elle peut couvrir. L’expression « intervention humanitaire », quant à elle, est l’objet d’une certaine controverse. On peut taxer ceux et celles qui utilisent cette expression de vouloir se servir d'euphémisme dans le but de couvrir la véritable nature de l'opération. Bien qu’employée depuis longtemps et largement utilisée, cette expression reçoit une très forte opposition de la part d’organismes et d’agences humanitaires. Selon eux, cette militarisation du terme « humanitaire » est une abomination et ce, quelles que soient les motivations de ceux qui entreprennent l’intervention. 

 

Comme nous le verrons plus loin, certains ont profité d’une évolution plus large du discours et de la «reconceptualisation» des enjeux pour parler plutôt du concept de la «responsabilité de protéger».  Sans qu’il s’agisse d’une nouvelle appellation d’un même phénomène, il s’agit à tout le moins d’une nouvelle approche de la problématique.

 

En effet, devant les difficultés de l'exercice pratique du nouveau droit d'intervenir ou de protéger, cette évolution met l'accent sur la prévention comme la meilleure forme de protection.

 

Section 2. CONTOURS DE LA THEMATIQUE

 

1. Présentation des Etats-membres de la CIRGL post-conflits

 

1.1. Région des Grands Lacs

 

Pour cerner les contours de la Région des Grands Lacs, deux approches nécessitent d’être pris en compte : l’approche géographique et l’approche polémologique.

 

1.1.1. APPROCHE GEOGRAPHIQUE

 

Pour le professeur Elikia M’Bokolo, « la Région des Grands Lacs paraît constituée de plusieurs cercles concentriques : cela conduit soit à une définition restreinte correspondant au cercle intérieur (Burundi, Rwanda, Ouganda, RDC), soit à une configuration beaucoup plus large incluant les cercles extérieurs (Tanzanie, Zambie, Angola, Congo-Brazza, RCA, …) »[101].

 

C’est ce cercle intérieur, avec les quatre Etats susmentionnés qui nous intéresse dans cette étude. Il est toutefois important de préciser que la position de la RDC au cœur de l’Afrique et sa dimension quasi-continentale remet sur le tapis l’épineuse équation de son appartenance géographique et géopolitique à la seule région des Grands Lacs.

 

La RDC dans certaines de ses composantes est aspirée au centre-ouest par l’Afrique atlantique francophone, au sud-est par l’Afrique australe. C’est pourquoi, parlant de la région des Grands Lacs, certains analystes et médiateurs ont essayé de privilégier une définition plus large notamment sous le nom de Miltel-Africa (concept emprunté à la géopolitique et à la diplomatie allemande des années 1880-1909 que inclurait cette région dans des ensembles plus vastes)[102].

 

Cité par Elikia M’Bokolo, plusieurs auteurs parmi lesquels Hizkias Assefa, pensent en effet que cette région constituerait le passage obligé des routes qui conduiraient du Cap (RCA) au Caire (Egypte), que les marchands swahili de la côte de l’océan indien poussés vers l’intérieur de terres visaient moins de s’arrêter aux Etats des Grands Lacs qu’à atteindre au-delà d’eux, des terres réputées riches, situées beaucoup plus à l’ouest au-delà des Grands Lacs. La dimension, la densité, la structure économique et socioprofessionnelle constituent sur le plan quantitatif la source de différenciation interétatique en faisant émerger les spécificités.

 

Pour d’aucuns, les éléments conflictuels et centrifuges l’emporteraient, à en croire le professeur Elikia M’Bokolo, il s’agirait d’un vaste ensemble qui s’étend de l’océan indien à l’océan atlantique qui englobe l’Afrique centrale (y compris le Cameroun, le Gabon, la RCA) et l’Afrique orientale et déborde l’Afrique australe vers nord et s’étend jusqu’au Soudan et à l’Ethiopie[103].

 

Cette acception ferait de l’Afrique de Grands Lacs un fourre-tout de cette Afrique médiane, d’autres analystes tendent à privilégier les ressources « naturelles », la situation politique et économique. Cette Afrique médiane va de l’océan indien à l’océan atlantique[104].

 

A y voir clair, il sied néanmoins de reconnaître que la position de la RDC dans la région des Grands Lacs lui confère une position centrale susceptible de le sortir de ce tunnel embarrassant, comme le disait Franck Fanon, je cite : l’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve en RDC. Mêmement, lors de sa visite à Kinshasa, le président français Nicolas Sarkozy[105] avait affirmé devant le Parlement congolais réuni en congrès, que le cœur de l’Afrique battait au Congo, et que, la RDC devait jouer le rôle qui est le sien, celui de servir de locomotive de l’Afrique.

 

1.1.2. APPROCHE POLEMOLOGIQUE

 

Du terme « polémologique » nous ressortissons le mot « polémologie », du grec « polemos » donc « guerre », qui se définie, d’après le petit Larousse illustré, comme « l’étude de la guerre considérée comme phénomène d’ordre social et psychologique »[106].

 

Les critères pouvant nous servir à délimiter la Région des Grands Lacs, à travers cette démarche, sont les suivants : le conflit, la guerre, les crises à répétition. Cela serait un danger, pense Elikia M’Bokolo, et pourrait amener la RDC à s’enfermer dans l’impasse de la conjoncture la plus immédiate[107].

 

La Région des Grands Lacs africains est plurielle en dépit des similitudes évidentes. L’identification des acteurs et leur degré d’engagement, de mobilisation s’avère impérieux pour comprendre le jeu « des alliances et de retournement des alliances »[108].

 

Une perception basée sur une logique inter-subjective des acteurs est nécessaire pour comprendre les rôles et les motivations de chaque acteur, comme le souligne Musila Cyril, chercher à cerner « qui combat contre qui, qui s’allie à qui et pour combattre qui, comment enfin les objectifs de chacun souvent contradictoires peuvent devenir compatibles pour le besoin de la cause »[109].

 

Les Grands Lacs sont une succession de lacs, orientés dans le sens nord-sud, qui occupent la partie méridionale de la vallée du grand rift, formée par l'action du rift est-africain sur la plaque africaine. Les lacs sont situés dans la partie orientale du continent africain, grossièrement entre le 30e et le 35e méridien, au niveau de l'équateur, entre 5° nord et 15° sud.

 

L'ensemble des Grands Lacs n'est pas très bien défini : dans la vision la plus restreinte, seuls les lacs Victoria, Albert et Édouard font partie des Grands Lacs, car ce sont les seuls qui se jettent dans le Nil Blanc. Les lacs Rukwa et Moero, bien que proches du Tanganyika et plus grands que le lac Édouard, ne sont généralement pas inclus.

 

Si tous les lacs de la région sont inclus, les principaux, par superficie, sont les suivants :

 

-    Le lac Victoria (68 100 km², 82 m de profondeur maximale) ;

-    Le lac Tanganyika (32 900 km², 1 433 m) ;

-    Le lac Malawi (30 900 km², 706 m) ;

-    Le lac Turkana (6 405 km², 109 m) ;

-    Le lac Rukwa (5 760 km²) ;

-    Le lac Albert (5 270 km², 51 m) ;

-    Le lac Moero (5 120 km², 27 m) ;

-    Le lac Kivu (2 700 km², 485 m) ;

-    Le lac Édouard (2 150 km², 117 m) ;

-    Le lac Kyoga (1 720 km², 5,7 m).

 

La région des Grands Lacs recouvrent plusieurs bassins hydrographiques distincts :

 

-    le bassin du Nil : lacs Victoria, Albert et Édouard ;

-    le bassin du Congo : lacs Tanganyika et Kivu ;

-    le bassin du Zambèze : lac Malawi.

 

Selon le Pacte de la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs, cette région est composée de l’ensemble des territoires de 11 Etats membres du champ de la Conférence Internationale sur la Paix et Sécurité, la Démocratie et Développement dans la Région des Grands Lacs. Ces Etats membres sont : l’Angola, le Burundi, la République Centrafricaine, la République du Congo, la République Démocratique du Congo, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, le Soudan, la Tanzanie et la Zambie[110].

 

Telle que dénommée, la CIRGL a été convoquée dans le souci de consolider la paix dans la région des grands lacs considérée comme le ventre mou de l’insécurité en Afrique, un véritable brasier éruptif des violences et conflits à répétition. Comme ci-haut, cette conférence a rassemblé quatre types de pays :

 

-     Les pays concernés directement par le conflit, à savoir la RDC contre ses voisins immédiats : le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi.

-     Les pays voisins des voisins en conflit et qui ont une influence d’une manière ou d’une autre sur ces derniers : l’Angola, la RCA, la Tanzanie, le Kenya, la Zambie et le Congo-Brazza.

-     Les pays ayant accueilli les réfugiés issus des zones en conflit, nous citons la Tanzanie, le Kenya, la Zambie, la RCA et le Soudan.

-     Les pays intéressés à la paix dans la région des Grands Lacs que la conférence a jugés utile de compter. Il s’agit de la Namibie, du Malawi, du Botswana, du Zimbabwe et de l’Egypte.

 

Convoqué sur l’initiative des Nations Unies et de l’Union Africaine et soutenue par les amis de la région des grands Lacs conduits par deux pays : le Canada et le Pays-Bas. C’est l’ensemble de tous ces acteurs internationaux qui ont conjugué en synergie leurs efforts pour la tenue de ladite conférence avec quatre objectifs principaux :

 

1.  La transformation de la région des Grands Lacs en un espace de paix durable et de sécurité ;

2. Le rétablissement de la stabilité politique et sociale ;

3. Le partage de la croissance et du développement économique ;

4. La promotion de la coopération entre ces différents pays[111].

 


Section 3. LES THEORIES DES RELATIONS INTERNATIONALES ET MIGRATOIRES

 

Les théories des relations internationales

 

1.1. Le champ des relations internationales

 

Les turbulences des vingt dernières années ont naturellement suscité de nombreux développements théoriques dans le domaine des relations internationales. D’excellents articles ou livres permettent d’en prendre une vue d’ensemble[112].

 

Le champ des relations internationales est essentiellement relatif aux choix publics (dans tous leurs aspects) et à leur coordination à l’échelle mondiale. Dans son état actuel, la théorie des relations internationales soulève des problèmes épistémologiques sérieux, en particulier au niveau de la confrontation avec le réel. Force est de constater, d’ailleurs, que le monde des théoriciens et celui des observateurs ou analystes du système international « concret » (conseillers des décideurs, commentateurs ou leaders d’opinion), sont largement disjoints. Pareille dichotomie est moins fréquente dans les sciences de la nature, et même dans d’autres sciences sociales comme l’économie[113].

 

A. QUESTIONS DE DEFINITION

 

Il convient tout d’abord de circonscrire le domaine. Raymond Aron donnait cette définition : « J’appelle système international l’ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont susceptibles d’être impliquées dans une guerre générale ». Du point de vue des relations internationales, les unités en question – principalement les Etats dans la conception d’Aron – sont des sociétés humaines plus ou moins cohérentes et donc stables, dotées d’une organisation politique autonome capable de prendre des décisions et de les exécuter, pour tout ce qui engage la société en tant que telle vis-à-vis du « reste du monde ».

 

On observe que la notion d’enjeux par rapport à l’extérieur et engageant une société dans son ensemble est essentiellement relative à la dialectique des « regards » que cette société et les autres portent sur elle, et par conséquent à son identité. Ces regards s’ajustent à travers le temps - parfois douloureusement – en fonction de l’expérience accumulée et de l’évolution - objective et subjective - du contexte. Telle est en l’occurrence l’intuition fondamentale des « constructivistes » qui « considèrent les intérêts et les identités des Etats comme le produit hautement malléable de processus historiques spécifiques »[114]. Le degré d’extension de la notion de souveraineté des Etats repose sur une autre relation dialectique, entre d’une part ces « regards » et d’autre part la capacité des gouvernements et de leurs institutions à s’adapter pour prendre des décisions pertinentes et les exécuter (efficacité, effectivité).

 

Cette capacité dépend à la fois du contexte en constante évolution, et des modalités de sélection des dirigeants, dont elle affecte en retour la légitimité. Tout cela peut donner lieu à bien des discordances temporelles plus ou moins importantes. La « crise de l’Etat », d’où l’on tire à la limite l’idée d’un « monde sans souveraineté », pour reprendre le titre d’un livre de Bertrand Badie[115] – ne s’explique évidemment pas par la disparition du problème des choix publics en tant que tel, ni de celui de la régulation, mais par le déplacement des « regards » au sens précédent et par la nécessité de redéfinir le périmètre de la chose publique et les processus de décision, de plus en plus soumis à l’impératif de la coordination internationale, en raison principalement de la mutation rapide des technologies.

 

Ajoutons enfin que, si la notion d’enjeux par rapport à l’extérieur et engageant une société dans son ensemble n’avait plus de sens, on pourrait a contrario en déduire que l’humanité dans son ensemble formerait une seule société statistiquement homogène, plus ou moins anarchique ou au contraire dotée d’un « gouvernement mondial ».

 

La pensée de Raymond Aron s’inscrit dans la tradition réaliste, selon laquelle les relations internationales sont caractérisées par l’état de nature, où la violence est l’expression normale et même légitime de l’antagonisme des souverainetés. Dans cette vision hobbésienne, chaque unité « revendique le droit de se faire justice elle-même et d’être seule maîtresse de la décision de combattre ou de ne pas combattre »[116]. Ainsi, le droit de guerre (jus ad bellum, à distinguer du droit de la guerre jus in bello) fait-il partie intégrante des fonctions régaliennes du Léviathan[117].

 

Dans sa Theory of International Relations, Kenneth Waltz, considéré comme le chef de file des « néoréalistes », part d’une définition quasiment identique à celle de Raymond Aron : « Les Etats sont les unités dont les interactions forment la structure du système international[118]». Dans son chapitre introductif à l’ouvrage collectif Les Nouvelles relations internationales[119], Marie-Claude Smouts écrit : « Pour les auteurs de ce livre, l’objet des relations internationales est le fonctionnement de la planète ou, pour être plus précis, la structuration de l’espace mondial, par des réseaux d’interaction sociales ».

 

Si les définitions de Raymond Aron ou de Kenneth Waltz peuvent avoir l’inconvénient d’un « stato-centrage » excessif, celle de Marie-Claude Smouts comporte le risque d’étirer à l’extrême le champ des relations internationales, au point de lui ôter toute spécificité parmi les sciences sociales, et de banaliser les Etats, ravalés au rang d’acteurs parmi d’autres. Je crois préférable, parce que plus opératoire, de partir de définitions restrictives comme celles de Raymond Aron et de Kenneth Waltz, quitte à les interpréter dans un sens aussi extensif que nécessaire, pour inclure les différentes facettes des choix publics et de leur coordination dans un monde en évolution.

 

Par exemple, nul ne saurait mettre en doute qu’à la fin du XXème siècle, les entreprises multinationales soient des « acteurs » importants à l’échelle planétaire. Mais elles ne sont pas du même ordre que les Etats. Elles ont souvent une empreinte nationale (au moins culturelle). Elles opèrent sur des territoires rattachés à des Etats  avec leurs gouvernements, leurs lois, leur capacité - plus ou moins grande certes - de les faire respecter. Les entreprises peuvent choisir la localisation de leurs activités au mieux de leurs intérêts propres, et la concurrence qui en résulte entre les Etats, concurrence portant sur les structures économiques et juridiques, peut s’analyser en tant que telle.

 

Cela fait partie de la thématique de la « mondialisation ». Il en va de même pour les modes de coopération interétatiques, en matière fiscale par exemple. Bien que des organisations privées puissent prendre en charge une partie du bien public, les entreprises ne sont jamais des acteurs de même niveau que les Etats, pas plus que les organisations non gouvernementales (ONG). Quant aux organisations internationales, la plupart opèrent entièrement ou principalement dans le cadre de la coopération interétatique. En revanche, il est clair que l’Union européenne est typiquement une unité politique d’un genre nouveau et en devenir, que l’on doit de plus en plus prendre en compte en tant que telle, au même niveau que les Etats, dans l’analyse du système international.

 

L’accroissement de l’interdépendance à travers la multiplication des relations, ou plus généralement des influences directes entre des personnes, civiles ou morales, appartenant à des Etats différents, retient depuis longtemps l’attention des théoriciens de la « transnationalisation ». Parmi eux, les noms de Robert O. Keohane et de Joseph S. Nye, auteurs du concept d’« interdépendance complexe », doivent être distingués[120]. En tant que tel, ce phénomène ne bouleverse pas la théorie des relations internationales. Mais il oblige les Etats à s’adapter, aussi bien pour ce qui est du contenu de la souveraineté sur leur territoire que pour l’apprentissage de nouvelles formes de coopération avec les autres Etats. Les pionniers de l’« école du mondialisme », Inis L. Claude et John W. Burton, se fourvoyaient en mettant tous les macro-acteurs de la vie internationale sur le même plan. Le concept, rénové à la fin des années 80 par Norbert Elias, d’une « société monde » (à distinguer de celui, élaboré par Hedley Bull, d’une « société internationale » basée sur des Etats qui s’entendent sur un ensemble de règles et d’institutions pour la conduite de leurs relations) ou d’une « société d’individus », où toute distinction entre politique internationale et politique interne serait abolie, est fondamentalement erroné.

 

B. SECURITE ET IDENTITE

 

Pour Kenneth Waltz, la question majeure des relations internationales n’est pas - ou n’est plus - la quête d’un équilibre via la puissance, mais la recherche de la sécurité. L’idée de sécurité s’apparente fortement à celle de bien public. Traditionnellement, elle se réfère à la protection contre des agressions de type militaire (violence organisée provoquée par des Etats). Mais les unités politiques doivent aussi apprendre à se protéger contre la violence organisée au sein de réseaux internationaux connectant des acteurs appartenant à des sociétés civiles différentes, dont les causes psychologiques et sociologiques peuvent être très diverses[121]. Dans une acception évidemment extrême de la notion de violence, Bourdieu va jusqu’à parler de la « violence structurelle des marchés financiers »[122].

 

L’insuffisance du point de vue militaire est reconnue depuis longtemps à travers, typiquement, la notion de sécurité pour les approvisionnements « stratégiques ». Cette notion se rattache  étroitement à la première, puisqu’une modification brutale dans les circuits de certaines matières premières ou ressources énergétiques (pétrole) peut rapidement conduire à la guerre. Progressivement, avec l’accroissement de l’interdépendance à travers la « mondialisation », puis les décloisonnements résultant de l’effondrement de l’Union soviétique, il a fallu étendre la notion de sécurité pour y inclure de nouvelles dimensions telles que l’économie au sens large (chocs macroéconomiques par exemple), l’environnement et l’écologie (effets externes locaux de type Tchernobyl, ou globaux de type effet de serre), ou encore la santé (trafics de drogue, sida, vache folle).

 

Parmi les définitions contemporaines de la sécurité souvent citées, on s’arrêtera, à cause de son extrême généralité, sur celle d’Ole Woever (1993) : c’est « la capacité d’une société à conserver son caractère spécifique malgré des conditions changeantes et des menaces réelles ou virtuelles : plus précisément, elle concerne la permanence des schémas traditionnels de langage, de culture, d’association, d’identité et de pratiques nationales ou religieuses, compte tenu de nécessaires évolutions jugées acceptables[123] ». Le concept essentiel, dans cette définition, est celui d’identité, que l’on retrouve ainsi.

 

Sur le plan phénoménologique, rien n’est plus difficile que de définir l’identité d’un objet complexe. « Comment se fait-il, se demande David Ruelle[124], qu’un artiste donné produise de manière répétée des œuvres ayant le même ensemble de caractères probabilistes, ensemble qui caractérise cet artiste particulier ? Ou prenons un autre exemple : comment se fait-il que votre écriture soit si unique, si difficile à imiter pour d’autres, et à déguiser pour vous ? » Voici la réponse proposée par le maître de la théorie du chaos : « Si l’on impose une condition globale simple à un système compliqué, alors les configurations qui satisfont à cette condition globale ont habituellement un ensemble de caractères probabilistes qui caractérise ces configurations de manière unique ».  Ainsi « le fait qu’une œuvre soit due à un certain artiste est […]  “la condition globale simple”, et l’“ensemble des caractères probabilistes”  de l’œuvre est ce qui nous permet d’identifier l’artiste ». De même, la « condition globale simple » à la base de l’identité de la France est la combinaison de l’Etat et de la langue[125], ce qui explique pourquoi la « crise de l’Etat » et « le déclin du français » affectent si durement nos compatriotes. Aux Etats-Unis, on dirait sans doute que la « condition globale simple » est la Constitution. Pour prendre un exemple d’une communauté qui ne coïncide pas avec un Etat, et qui en l’occurrence est fort désorganisée vis-à-vis de l’extérieur, on reconnaîtra que c’est la langue qui conditionne l’identité de la « nation arabe ».

 

Sur le plan ontologique, tout Etat et plus généralement toute unité politique « comme chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être » (Spinoza). Pour cela, il lui faut s’adapter. On peut dire que l’Union soviétique est morte de la conjonction de deux facteurs étroitement liés : une « puissance d’être » déclinante (en termes moins philosophiques, on pourrait parler de l’affaiblissement de son soft power, au sens de Joseph S. Nye[126]) et une incapacité chronique d’adaptation, conséquence d’un vice de fabrication qu’avait fort bien analysé George Kennan dans les années quarante et qu’un grand théoricien comme Karl Deutsch n’avait pas négligé dans ses analyses[127].

 

Le besoin de sécurité, au sens large, est certainement à la racine de toute notion d’« intérêt national ». Mais, face à une situation concrète, il est souvent difficile et parfois impossible de définir celui-ci de façon univoque, même dans une perspective à long terme.

 

L’idée que l’intérêt national serait définissable de façon absolue, comme un objet qui existerait en soi parce qu’il découlerait du principe de survie identitaire, et que les instances décisionnelles n’auraient qu’à découvrir en chaque circonstance, est difficilement défendable. Le retrait de la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN répondait-il par exemple à un impératif catégorique au nom de l’intérêt supérieur de la nation française, comme l’affirmait le général de Gaulle ? Une autre politique aurait-elle pu servir aussi bien cet intérêt ? Plus récemment, la question de savoir quel était l’intérêt de la France face à la situation créée par Milosevic dans la province serbe du Kosovo n’était nullement évidente. Et que dire, dans un tout autre genre, de la notion d’ « exception culturelle » qui se rattache pourtant à l’idée de sécurité dans l’acception large du terme ?

 

A cette indétermination fondamentale, on peut en rattacher une autre, ayant trait aux ambiguïtés de la notion de défensive en stratégie, comme lorsque l’on dit que la meilleure défense est souvent l’attaque. La question est particulièrement délicate, à l’époque contemporaine, pour les Etats dont la « puissance d’être » est en devenir, comme l’Irak depuis son indépendance,  et qu’on ne saurait se contenter de classer dans la catégorie fort peu scientifique des « Etats voyous » (rogue states) de la littérature américaine. Saddam Hussein a perdu son pari en 1990, mais tout analyste des relations internationales s’efforçant d’être objectif doit se distancier de son ethnocentrisme naturel pour essayer de comprendre les points de vue des autres, ce qui ne veut pas dire les prendre à son compte.

 

L’obligation intellectuelle de décentrage est essentielle pour l’intelligence des problèmes d’identité et de sécurité. Bien que la comparaison ait été souvent établie entre le dictateur de Bagdad et Slobodan Milosevic, il est clair que la politique de ce dernier au Kosovo fut d’une nature tout à fait différente, puisque du point de vue de la Serbie (et pas seulement de son régime), il s’agissait de préserver l’unité d’une vieille nation.

 

C. LE FONCTIONNALISME ET SES LIMITES

 

La référence à ces deux exemples majeurs, aux extrémités des années 90, montre bien que la sécurité d’un acteur particulier est indissociable de la stabilité du système international dans son ensemble, avec tout ce que cela risque d’impliquer de conservatisme. La question se pose particulièrement, depuis 1989, à propos de la dissociation effective ou possible de plusieurs Etats (Union soviétique, Yougoslavie, Serbie, Irak, etc.) et de ses conséquences. Il s’agit d’une difficulté fondamentale. On connaît aussi depuis longtemps le dilemme selon lequel davantage de forces, peut conduire à moins de sécurité (à travers le jeu des actions et réactions) ainsi que la fameuse formule d’Henry Kissinger à propos de l’Union soviétique[128] : « La sécurité absolue à laquelle aspire une puissance se solde par l’insécurité absolue pour toutes les autres ».

 

Le courant idéaliste ou (fonctionnaliste), des relations internationales, moins dans la tradition utopiste (Abbé de Saint-Pierre, Kant, Habermas..) que dans la tradition contractualiste issue de Grotius (1583-1645) - considéré comme le fondateur du droit international public -, s’efforce de concilier les idées de transformation (en vue, notamment, d’un monde plus juste) et de stabilité. Dans ce cadre s’inscrivent des tentatives plus anciennes, comme la définition de la « guerre juste »  (Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin)[129].

 

A la limite, les pères fondateurs de l’Europe, comme Robert Schuman et Jean Monnet, considéraient qu’une véritable communauté européenne, se substituant au moins partiellement aux Etats-membres en les coiffant, pourrait s’édifier progressivement. Sur le plan théorique, l’intuition fondamentale  du « néo-fonctionnalisme » est qu’il est possible, par une sorte d’engrenage institutionnel (spill-over effect), de provoquer le rapprochement voire la fusion d’une partie des intérêts nationaux, et donc un dépassement de la notion d’identité nationale, au profit d’une nouvelle forme d’unité politique.

 

Le calcul des partisans de la monnaie unique correspond bien à cette idée : le passage à l’euro oblige les Etats-membres à rapprocher leurs structures économiques autant que nécessaire pour assurer le succès de l’entreprise, et à envisager de franchir un pas supplémentaire en vue d’une politique étrangère et de sécurité commune.

 

Mais le fonctionnalisme rencontre des limites et l’on ne saurait gommer complètement les rapports de puissance. Il suffit, par exemple, d’analyser la politique étrangère américaine sous le président Clinton pour s’en convaincre, et Stephen M. Walt n’a pas tort de remarquer à la fin de son article[130] : « Bien que les dirigeants américains excellent dans l’art d’envelopper leur action dans des discours édifiants sur l’instauration d’un ‘ordre mondial’, la plupart sont animés par des intérêts au sens le plus étroit.  Ainsi la fin de la guerre froide n’a pas entraîné celle de la politique de puissance, et le réalisme demeurera vraisemblablement de loin l’outil le plus utile de notre arsenal intellectuel ». (Stephen M. Walt ajoute cependant aussitôt, à juste titre : « Cependant le réalisme n’explique pas tout et un dirigeant éclairé serait avisé de garder en tête l’existence des autres paradigmes »).

 

La raison pour laquelle l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo, au printemps 1999, a provoqué un réel malaise parmi les observateurs les plus objectifs, indépendamment des erreurs stratégiques qui ont été commises, est qu’elle a été conduite au nom d’un droit d’ingérence dont les Etats-Unis rejettent pourtant le principe sur le plan juridique, et dans le cadre d’une légitimité auto-proclamée par les pays de l’Alliance. Quelles que soient les exactions commises par le régime serbe, il est difficile, pour le reste du monde, de ne pas voir dans cette guerre qui n’en était pas une, une manifestation de l’arrogance occidentale et un moyen, pour l’Amérique, d’affirmer encore davantage sa puissance.

 

Revenons maintenant à la contradiction entre la partie et le tout en matière de sécurité. Pour le résoudre, Barry Buzan a cherché à tempérer l’hypothèse hobbésienne de l’anarchie des souverainetés, postulée dans la théorie réaliste, en introduisant la distinction entre « anarchie immature » et  « anarchie mature »[131]. Dans la première, « les unités sont tenues ensemble seulement par la force du leadership, chaque Etat ne respectant pas d’autre légitimité que la sienne » et «  les relations entre les Etats prennent la forme d’une lutte permanente pour la domination ».

 

Dans l’état d’« anarchie mature », la souveraineté des Etats tient compte des « demandes légitimes » des autres Etats, ce qui ne peut avoir pleinement de sens qu’au sein d’un système international homogène au sens de Raymond Aron[132]. C’est bien pour cela que dans l’affaire du Kosovo, typiquement, les Occidentaux ont choisi d’ignorer le point de vue des autres puissances, coupables de ne pas être des démocraties conformes à leurs principes, et trop faibles pour leur tenir tête.

 

A vrai dire, le mode de pensée de Barry Buzan se rattache étroitement à l’idée de sécurité collective – elle-même issue de la tradition idéaliste et qu’en termes modernes on reformule parfois à partir du concept de « gouvernance globale »[133] – et donc aux intuitions initiales des fonctionnalistes.

 

La centralité de l’idée de sécurité devient évidente quand on réalise que souvent (mais pas toujours, car l’attrait de l’aventure est, autant que la précaution, le mobile fondamental de l’action), les objectifs et les stratégies peuvent se rattacher, au moins conceptuellement, à la perception de la nécessité d’agir face à des crises possibles.

 

Même le projet de la construction européenne peut être interprété de la sorte. Il répond en effet à l’idée, évidemment discutable, que la meilleure façon pour les Etats européens de « persévérer dans leur être » est de s’unir fonctionnellement et organiquement.

 

Prévenir une crise, c’est d’abord en envisager la possibilité, puis élaborer et exécuter une stratégie, soit pour en interdire la concrétisation par une combinaison d’une part de moyens contraignant et dissuasifs, d’autre part  de mesures d’adaptation anticipées ; soit pour en réduire ou en éliminer les conséquences si elle se produisait. Réagir à un choc, c’est donc exécuter (et adapter) une stratégie mise en place préalablement, ou en inventer une dans le cas contraire (une situation en général plus difficile et plus coûteuse), en vue d’éviter des réactions en chaîne non contrôlées.

 

La prévision de crises possibles fait intervenir plusieurs niveaux d’incertitude. A titre d’exemple, et en anticipant sur la suite à propos de la théorie des systèmes, on doit prêter une attention particulière à la forme extrême de hasard qui tient à la possibilité de bifurcations dans le cadre d’un système donné, d’où peut résulter un changement du système lui-même (crise systémique). Les unités politiques de base doivent s’organiser pour essayer de « persévérer dans leur être » dans toutes les hypothèses, y compris les plus chargées d’incertitude, en cas de rupture des modes d’interaction auxquels on était habitué.

 

Un exemple illustrera les notions de bifurcation et de crise systémique. Le 7 octobre 1989, à Berlin, Mikhaïl Gorbatchev avait le choix d’apporter ou de refuser son soutien à Erich Honecker. Cette situation correspond précisément à la notion de bifurcation. En choisissant la deuxième branche de l’alternative, le maître du Kremlin a enclenché - sûrement sans en être conscient - une dynamique qui a provoqué l’écroulement de l’Union soviétique et donc finalement un changement du système international dans son ensemble (crise systémique).

 

Si Mikhaïl Gorbatchev avait choisi de soutenir Erich Honecker dans une action répressive (la position de ceux pour qui il n’avait pas le choix est philosophiquement indéfendable), le système bipolaire aurait vraisemblablement survécu pour un temps indéterminé, dans le cadre d’une relance de la guerre froide. Cet exemple montre comment une bifurcation peut se trouver à l’origine d’un changement du système international.

 

1.2. Théories et systèmes

 

Les considérations précédentes nous rappellent, s’il en était besoin, que toute tentative de définir avec précision un domaine de connaissance implique une activité théorique et de ces aller-retour entre les idées et les faits dont Jean Guitton disait qu’ils sont la voie du progrès scientifique[134].

 

A. THEORIE ET PREVISION

 

Le mot théorie vient du grec « theôria », qui signifie proprement : vision d’un spectacle, vue intellectuelle, spéculation. Une théorie est une « construction spéculative de l’esprit, rattachant des conséquences à des principes » (Lalande). Dans un passage célèbre de l’Introduction à la médecine expérimentale, Claude Bernard écrit : « La théorie est l’hypothèse vérifiée, après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. Mais une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec le progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si l’on considérait une théorie comme parfaite et si l’on cessait de la vérifier par l’expérience scientifique, elle deviendrait une doctrine. » Ces définitions anciennes mettent l’accent sur trois points fondamentaux.

 

D’abord, toute théorie digne de ce nom, du fait qu’elle rattache des conséquences à des principes, doit avoir un certain pouvoir prédictif, au moins en termes de degré de vraisemblance ou de probabilité. Dans le domaine des relations internationales, ce fut par exemple le cas de la théorie de la dissuasion élaborée dans le cadre de la guerre froide.

 

Deuxièmement, toute théorie doit être soumise à la fois au contrôle du raisonnement (aspect logique) et de la critique expérimentale (aller-retour entre les idées et les faits). Comme on l’a vu plus haut, l’histoire des relations internationales depuis la seconde guerre mondiale suggère ainsi amplement que la vision réaliste pure d’un monde complètement anarchique et gouverné par la seule quête de la puissance doit être fortement amendée.

 

Troisièmement, aucune théorie n’est universelle : il n’y a pas de « théorie de tout » même dans une discipline particulière comme les relations internationales, ne serait-ce que parce que l’on a affaire à des phénomènes complexes. La complexité peut se définir comme l’impossibilité de séparer un système de son environnement, ou de le « déplier »[135]. Toute théorie a donc un domaine  de validité, auquel on demande seulement de ne pas être vide. Ce domaine n’est d’ailleurs pas défini de manière absolue. Il dépend en particulier du degré d’approximation retenu. Par exemple, dans le système bipolaire de la guerre froide, l’existence de conflits secondaires ou indirects était parfaitement compatible avec le principe de la dissuasion.

 

Dans les sciences de la nature, le système élaboré par Ptolémée au IIe siècle de notre ère a été grandement amélioré, quelques treize siècles plus tard, par Copernic, et finalement par la théorie de Newton. Celle-ci a été supplantée depuis, vers l’infiniment petit par la mécanique quantique et vers l’infiniment grand par la relativité générale, tout en conservant à l’échelle des activités humaines un immense espace de validité. En relations internationales, la vieille théorie de la balance of power élaborée en 1742 par David Hume et perfectionnée par divers auteurs comme Hans J. Morgenthau, conserve encore un pouvoir explicatif certain dans de nombreuses circonstances.

 

Les considérations précédentes conduisent à deux remarques importantes. Tout d’abord, les spéculations trop générales qui ne se prêtent pas à la critique expérimentale et ne possèdent pas un minimum de pouvoir prédictif, ne doivent pas être considérées comme des théories, autrement que par commodité de langage. C’est le cas peut-être des constructions intellectuelles souvent séduisantes, parfois conçues comme des armes idéologiques, en tout cas trop ambitieuses ou issues d’une définition trop large des relations internationales, telles que la vieille théorie de l’impérialisme voire du marxisme-léninisme, ou encore depuis la fin de la guerre froide, les théories sur la fin de l’Histoire (Francis Fukuyama) ou le choc des civilisations (Samuel Huntington).

 

Ces thèses peuvent cependant avoir l’intérêt de stimuler l’imagination, d’inspirer éventuellement des théories plus limitées et plus opératoires, et de nourrir la philosophie de l’histoire. On en trouvera quelques exemples supplémentaires dans l’ouvrage « Les nouvelles relations internationales » précédemment cité[136]. Autrement dit, toute recherche théorique doit bien délimiter son périmètre.

 

La deuxième remarque prolonge la première. On ignore trop souvent, dans les sciences sociales en général, la notion de limite de validité d’une théorie. Ainsi est-il courant de reprocher à Kenneth Waltz et plus généralement à « l’école néo-réaliste », d’avoir fait l’apologie du système bipolaire et de ne pas avoir prévu la chute de l’URSS. Etrange critique en vérité, car le système de Kenneth Waltz n’avait pas été construit pour expliquer (endogénéiser) la stabilité interne et plus généralement la puissance des Etats, en particulier de l’Union soviétique. Kenneth Waltz écrit explicitement : « Une théorie systémique de la politique internationale s’occupe des forces qui opèrent au niveau international, pas au niveau national[137] ». 

 

Naturellement, tout est en tout – c’est le propre de la complexité – et l’on sait bien que les forces qui opèrent au niveau national sont affectées par des phénomènes extérieurs. Mais, comme on l’a dit, toute théorie suppose un degré d’approximation. En l’occurrence, il n’était pas absurde, encore dans les années 80, de considérer que la possibilité d’un effondrement interne prochain de l’Union soviétique - surtout à partir du centre et non pas de la périphérie - était très faible. De la même façon et pour la même raison (c’est-à-dire la complexité) il est impossible actuellement de prévoir quand aura lieu le prochain tremblement de terre majeur à Tokyo.

 

On a tort de critiquer Kenneth Waltz pour ne pas avoir prévu la chute de l’URSS, mais on peut plus légitimement lui reprocher d’avoir donné l’impression d’élaborer une « théorie générale » - de même qu’aux considérations de marketing près, Keynes n’aurait pas dû donner à son grand livre de 1936 le titre immensément ambitieux de Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, pour la bonne raison qu’une telle théorie générale est impossible. 

 

De ce point de vue, Raymond Aron n’avait pas raison d’opposer la science économique aux relations internationales, comme il l’a fait dans un article bien connu de 1967[138]. Mais l’impossibilité d’une théorie « générale » n’exclue pas la possibilité de théories partielles pertinentes dans des conditions limitées et à un certain degré d’approximation, ni la constitution  d’un système de concepts  utilisable pour une large gamme de théories.

 

Théories et modèles L’épistémologie contemporaine définit la notion de théorie de façon encore plus restrictive qu’André Lalande ou Claude Bernard. Ainsi peut-on lire dans l’article « Théorie » du volume Notions de l’Encyclopédie philosophique universelle[139] : du point de vue logique « une théorie est un système hypothético-déductif cohérent et articulé, un ensemble infini d’énoncés clos sous l’opération de déductibilité. Tout énoncé est soit une prémisse (axiome, hypothèse, postulat, définition) soit une dérivée logique d’un ensemble de prémisses (théorèmes, conséquences) ».

 

Du point de vue de la correspondance entre les termes théoriques et les énoncés d’observation, une théorie « permet de synthétiser virtuellement un grand nombre de données, de suggérer des observations nouvelles, d’interpréter, de prédire et d’expliquer une classe spécifique de phénomènes. Elle est toutefois conjecturale, partielle et approximative. La mise en correspondance de la théorie avec des résultats empiriques s’effectue par l’intermédiaire de modèles qui la spécifient et à l’aide de théories auxiliaires. Le test des hypothèses engage un réseau complet d’énoncés théoriques et empiriques. La généralité d’une théorie est en raison inverse de sa testabilité ».

 

Dans le même esprit, Roger Balian note dans l’introduction de son cours de Physique statistique à l’Ecole Polytechnique : « Plus la synthèse est vaste et plus les principes sont généraux, plus la déduction devient difficile. » Le second principe de la thermodynamique (concept d’entropie, c’est-à-dire de la « quantité de hasard » présente dans un système) illustre parfaitement cette remarque. En bref, « une théorie constitue […] une structure conceptuelle abstraite, mathématiquement descriptible, laquelle est mise en relations avec un ensemble de phénomènes possibles ou actuels ».

 

De ce point de vue, la science économique est incontestablement plus avancée que les relations internationales. Elle dispose d’une batterie de théories parfaitement formalisées, dont la plus achevée est la théorie de l’équilibre général (Walras, Pareto, Arrow, Debreu), à partir desquelles des modèles particuliers sont construits en référence à certaines classes de phénomènes. Ces modèles peuvent être testés, par exemple, par les méthodes statistiques de l’économétrie. On doit insister sur le fait que ce sont les modèles particuliers qui sont testés empiriquement et non pas directement les théories dont ils procèdent, lesquelles ne sont que des édifices purement logiques. De ce point de vue la situation n’est pas fondamentalement différente dans les sciences « molles » et dans les sciences « dures ».

 

La distance qui sépare les deux disciplines (économie et relations internationales) est cependant moins grande qu’on ne le croit. La théorie de la balance of power se prête facilement à la mathématisation (via la théorie des jeux) autant que celle de l’étalon-or (price-specie-flow-mechanism) élaborée par le même auteur, David Hume, en 1752. Il en va de même, par exemple, pour  la théorie de la dissuasion. Le grand traité de Clausewitz, Vom Kriege (dont la publication, après la mort de l’auteur, s’est échelonnée entre 1832 et 1834) est rédigé dans un style pré-mathématique qui soutient la comparaison avec les Principes de l’économie et de l’impôt de Ricardo (1817), une œuvre dont la postérité intellectuelle a fortement bénéficié des clarifications conceptuelles et logiques imposées par sa mathématisation au XXème siècle.

 

Sans doute, la pensée clausewitzienne bénéficierait-elle d’un traitement semblable, s’il se trouvait un chercheur motivé pour l’entreprendre. Plus près de nous, la recherche opérationnelle a inspiré de nombreux modèles quantitatifs en matière de guerre et de paix, mais pas encore de théorie à proprement parler, et l’on doit signaler la tendance à l’augmentation des travaux pré-mathématiques notamment pour l’étude des alliances et des régimes internationaux. Ces travaux s’inspirent de la microéconomie moderne, de la théorie de la décision et des contrats, de celle des jeux la théorie des jeux s‘occupe de la « rationalité active », de celle des choix publics ou encore de celle des organisations, autant de théories qui ont vu le jour dans le cadre de l’économie, mais qui l’ont rapidement débordée[140]. Alors qu’une alliance est une association temporaire d’Etats en vue d’un objectif déterminé, la notion de régime décrit un processus d’institutionnalisation, où les Etats acceptent progressivement d’abandonner une partie de leur souveraineté au profit de modes de coordination supra-nationaux (mais sans jouer nécessairement des rôles symétriques).

 

On peut naturellement interpréter l’émergence d’un régime comme une réponse à une question de sécurité.  Observons au passage qu’à la fin du XXème siècle l’Alliance atlantique est plus qu’une alliance classique et moins qu’un régime, mais la pression américaine la pousse fortement dans la seconde direction depuis la fin de la guerre froide.

 

B. SYSTEMES

 

Un point particulièrement important est donc que la mise en correspondance d’une théorie avec les résultats empiriques s’effectue par l’intermédiaire de modèles qui la spécifient. Un modèle prend souvent la forme d’un système, un mot qui a déjà été utilisé plusieurs fois dans ce qui précède, et qui figure même dans certaines définitions des relations internationales, explicitement chez Raymond Aron et implicitement chez Kenneth Waltz. Bien qu’assez proches, les concepts de théorie et de système doivent être distingués.

 

Reportons-nous encore une fois à l’Encyclopédie philosophique universelle : « De son origine grecque (sunistémi), ce terme tire l’idée générale d’un rassemblement d’objets, d’éléments ou de parties d’une réalité qui sont présentés et qu’il convient de saisir dans leur articulation réciproque, et dont chacun acquiert signification de la place qu’il occupe dans ce tout ».

 

Toute discipline scientifique se développe en s’appuyant sur un système de concepts qu’en retour elle enrichit. On me permettra de citer ce passage - inspiré de mes conversations d’autrefois avec Jean Ullmo - de l’avant-propos à mon cours d’économie à l’Ecole polytechnique, publié en 1988[141] : « Les concepts économiques ne peuvent être introduits de façon opératoire  que dans des modèles où ils se trouvent définis par leur fonction dans un réseau de relations. Mais il ne faut pas que le concept reste attaché au modèle où il a été présenté. Un modèle peut fournir une bonne définition d’un concept, et être une mauvaise représentation de la réalité. Tout concept économique doit ainsi être critiqué aussitôt que présenté, ce qui peut dérouter ou conduire au doute et au scepticisme ». On pourrait en dire autant pour les relations internationales.

 

A titre d’exemple, voici quelques-uns des concepts, certains fort anciens et d’autres très récents, couramment utilisés dans la discipline des relations internationales, concepts qui se renvoient les uns aux autres : Etat, quasi-Etat (quasi State ou failed State), Etat-nation, souveraineté, anarchie, intérêt national, alliance, coalition, neutralité, interdépendance, mondialisation, bipolarité, multipolarité, forces, ressources, pouvoir, puissance, influence, équilibre, conflit, agression, guerre, paix, défense, sécurité, sécurité collective, contrôle des armements, crise, gestion des crises, décision, subsidiarité, stratégie, dissuasion, gouvernance, bonne gouvernance, leadership, hégémonie, impérialisme, géopolitique, géostratégie, idéalisme, réalisme…

 

Maîtriser une discipline, c’est d’abord intérioriser son système conceptuel - lequel évolue avec le cheminement évoqué plus haut -, et posséder une méthode pour relier dialectiquement les concepts et les faits. Dans les sciences sociales, les réputations se font souvent en fonction de la capacité des chercheurs à élaborer de nouveaux concepts et à les tester. En sociologie, la célébrité de Pierre Bourdieu repose en partie sur l’élaboration de trois concepts interdépendants ou complémentaires d’habitus, de capital et de champ.

 

On peut dire que le système conceptuel précède les théories, en ce sens qu’il est le gisement à partir duquel celles-ci peuvent être construites. Mais il s’agit d’un gisement qui se reconstituerait et s’élargirait constamment. C’est pourquoi le concept de système figure aussi souvent  dans les tentatives de définition d’un domaine, où l’on essaie de donner aussi synthétiquement que possible l’intuition de ce dont il s’agit. On l’a vu précédemment avec les définitions très sobres de Raymond Aron et de Kenneth Waltz. On cite également souvent celle de « système international » proposée par Michael Brecher, comme « ensemble d’acteurs soumis à des contraintes intérieures (contexte) et extérieures (environnement), placés dans une configuration de pouvoir (structure) et impliqués dans des réseaux réguliers d’interactions (processus) »[142].

 

Mais la notion de système a aussi une modalité plus étroite, dans la mesure où les modèles qui spécifient les théories en vue de la confrontation avec le réel se présentent souvent plus ou moins comme des systèmes dynamiques au sens de l’analyse mathématique. Cela est typiquement le cas pour les systèmes mécaniques courants.

 

La définition d’un système dynamique comporte celle de l’état  du système à chaque instant, avec la distinction entre variables endogènes, exogènes et de régulation (on dit aussi commande ou contrôle), et des « processus » ou « lois », déterministes ou stochastiques, qui spécifient les transitions entre états successifs.

 

Le paradigme issu de l’analyse mathématique des systèmes a engendré une batterie de concepts très généraux et puissants quand ils sont utilisés à propos, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas, tels que : systèmes ouverts, fermés ; échanges et transferts entre unités constitutives d’un système et avec l’extérieur ; équilibre et homéostasie ; hiérarchisation ; bifurcation ; différenciation, adaptation, stabilité structurelle et morphogénèse (René Thom), chaos, création d’ordre par le bruit, auto-organisation, évolution ; feedback ou rétroaction ; contrôle (ou régulation) déterministe ou aléatoire, hystérésis, etc.

 

Pour un aperçu récent de l’extrême fécondité de l’analyse des systèmes ainsi étudiés, on pourra par exemple se reporter aux travaux de Sunny Y. Auyang[143].

 

Dans l’état actuel de la discipline des relations internationales, contrairement à l’économie, l’analyse des systèmes dynamiques n’a encore été utilisée que d’une manière métaphorique ou analogique avec plus ou moins de bonheur, comme dans le livre de J.N. Rosenau[144] sur la turbulence. Les obstacles sont en effet nombreux. La modélisation des systèmes suppose de pouvoir définir sans ambiguïté, au moins en un sens statistique, l’état de ce système (si possible par un petit nombre de variables). Elle suppose aussi la possibilité de formuler un enchaînement temporellement harmonieux des variables d’état.

 

Ce sont là de fortes limitations. Mentionnons rapidement deux autres difficultés, concernant respectivement la définition de l’état d’un système international et la formulation des lois de transition. Sur le premier point, le problème est que la plupart des variables d’état, comme les composantes de la puissance dans le paradigme réaliste, sont des grandeurs intensives (comparables à la température en physique, ou à l’utilité en économie) et non pas des grandeurs extensives (c’est-à-dire additives, comme des masses, des résistances électriques, ou encore des quantités de biens au sens économique).

 

Par exemple, une composante particulièrement importante de la puissance d’un groupe est son « moral », lequel peut en principe être repéré par un indicateur statistique, comme savent le faire les instituts de sondage, et qu’il est licite de considérer comme une grandeur intensive. Rien ne s’oppose, sur le plan formel, à définir un système mathématique avec des variables d’état (ou certaines d’entre elles) intensives.

 

Le second point concerne notre faible degré de connaissance des systèmes internationaux concrets, soit qu’ils n’aient été « testés » que dans une plage trop limitée de leurs possibilités au cours de leur vie (cas du système bipolaire de la guerre froide), soit que leur durée de vie soit trop brève pour que l’on puisse les identifier (au sens où l’on parle de l’identification d’un modèle en économétrie[145]. Il se peut cependant que le domaine de validité d’un système international concret (le système bipolaire de la guerre froide par exemple) soit étroitement limité, comme peut l’être la modélisation de l’élasticité en mécanique des milieux continus (notions de plasticité, de rupture).

 

Les systèmes - internationaux en l’occurrence - disparaissent souvent à la suite d’une bifurcation qui fait sortir la trajectoire de son domaine de validité, à l’instar de la décision de Gorbatchev mentionnée précédemment ou encore de certaines guerres.

 

Observons incidemment que toutes les guerres ne s’analysent pas comme des bifurcations. Par exemple, la guerre entre l’Irak et l’Iran des années quatre-vingt n’a pas transformé radicalement le système international. A la suite d’une phase de transition consécutive à une crise systémique - phase qui peut ne pas être modélisable par un système dynamique -, un nouveau système émerge, se substituant à l’ancien.

 

Mais, comme Tocqueville l’avait remarqué dans l’Ancien régime et la révolution[146], le nouveau système partage beaucoup de traits communs avec l’ancien. Pareille situation est familière dans les sciences de la nature. Ainsi, une réaction chimique ou nucléaire peut-elle être considérée comme un « choc » qui fait passer d’un système à un autre. Mais le nouveau système est lié à l’ancien à travers des « lois de conservation »  ou des « invariants ». Dans le domaine qui nous intéresse, les plus importants de ces invariants sont les identités des unités politiques de base ou de leurs principales composantes (ethniques par exemple).

 

Ici, la prise en compte de la durée est évidemment essentielle. A long terme, on doit considérer explicitement la naissance, la croissance, ou la décomposition et recomposition des acteurs. Ainsi le XXème siècle aura-t-il vu disparaître les empires allemand, austro-hongrois, turc et russe, et aussi les empires coloniaux de l’Europe médiévale, avec tous leurs avatars. Avec l’écroulement de l’Union soviétique, des équilibres locaux ou régionaux, artificiellement maintenus pendant la guerre froide, ont été rompus, initiant une vague de conflits intra-étatiques à l’intérieur de failed states. Ces « Etats manqués » souffrent d’un excès de faiblesse, et non pas d’un excès de puissance. La question des recompositions qui pourraient résulter de ces guerres est ouverte[147].

                                 

C. MODELISATION ET PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

 

Comme on le voit par ce qui précède, le simple fait de postuler un certain type de modélisation induit des conclusions au moins qualitatives, qui touchent davantage à la philosophie de l’histoire qu’à la théorie au sens propre du terme. En voici encore un exemple : toute modélisation du système international par un système dynamique déterministe (les variables exogènes et de régulation étant données, la suite temporelle des variables endogènes est entièrement déterminée à partir des « conditions initiales ») reflète par construction une interprétation des phénomènes fondée sur l’idée de déterminisme historique.

 

Et pourtant, il suffit que le système en question soit non linéaire pour que s’introduise  une forme d’imprévisibilité  qu’aucun mode de régulation ne peut vraiment contrer, que David Ruelle nomme la « dépendance  sensitive des conditions initiales », et qu’au début du siècle, Henri Poincaré exprimait ainsi : « une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard »[148].

 

D’où, le paradigme du chaos, qui exprime l’échec du déterminisme laplacien. « Ce que l’on appelle chaos, écrit D. Ruelle[149], est une évolution temporelle avec dépendance sensitive des conditions initiales », ce qui fait dire à ce savant que « l’histoire engendre systématiquement des événements qui ne peuvent être prédits et qui ont d’importantes conséquences à long terme ». A condition bien sûr que le type de modélisation dont dépend cette conclusion soit pertinent, ce qui ne serait par exemple pas nécessairement le cas pour des organismes vivants dotés de puissants mécanismes stabilisateurs, comme les réponses immunitaires[150].

 

En termes précis, les « événements » dont parle Ruelle peuvent s’interpréter comme des perturbations apparemment insignifiantes de l’état du système à un instant donné, qui sont donc d’une tout autre nature que les bifurcations dont nous avons parlé antérieurement. L’un des pionniers de la théorie moderne du chaos (au début des années 60), le météorologue Edward Lorenz, estimait que « le battement des ailes d’un papillon aura pour effet après quelque temps de changer complètement l’état de l’atmosphère terrestre ». Et encore tout cela ne concerne-t-il que les systèmes dynamiques les plus « simples ». Citons une dernière fois David Ruelle : « En biologie et dans les sciences  “molles”, on ne connaît pas de bonnes équations d’évolution temporelle (des modèles qui donnent un accord qualitatif ne suffisent pas).

 

En outre, il est difficile d’obtenir de longues séries temporelles de bonne précision, et enfin la dynamique n’est pas simple en général. Il faut voir aussi que dans beaucoup de cas (écologie, économie, sciences sociales), même si l’on arrivait à écrire des équations d’évolution temporelle, ces équations devraient changer lentement avec le temps, parce que le système “apprend” et change de nature. Pour de tels systèmes, donc, l’impact du chaos reste au niveau de la philosophie scientifique plutôt qu’au niveau de la science quantitative ».

 

Mais l’auteur ajoute prudemment que « le progrès est cependant possible », et qu’à son époque les intuitions de Poincaré sur les limites de la prévision en météorologie, ne pouvaient être que de la « philosophie scientifique ». C’est dire qu’on ne peut pas prévoir à quelques décennies de distance l’évolution des possibilités de modélisation pertinente dans les sciences sociales en général, et en particulier dans les relations internationales[151].

 

2. Théories migratoires

 

Les migrations constituent un objet de recherche qui a alimenté de très nombreux travaux et une réflexion théorique riche et plurielle. Une sélection de ces contributions, articles et chapitres d’ouvrages souvent en langue anglaise, couvrant plusieurs décennies, est aujourd’hui réunie dans un volume en langue française publié par l’Ined dans une nouvelle série consacrée aux « Textes fondamentaux » qui ont contribué aux approches théoriques en démographie. Cette série a pour ambition de réunir des textes originaux qui ont constitué des jalons dans la pensée démographique en apportant des clés d’analyse et de compréhension des phénomènes.

 

Victor Piché[152] a dirigé le volume inaugural de cette série et propose une mise en perspective de ces travaux fondateurs. Il rend compte de la diversité des approches pour la compréhension des phénomènes migratoires : pays de départ ou d’arrivée, échelles micro, méso, macro, comportements individuels, réseaux, politiques migratoires. Il montre aussi la maturation des théories au gré de l’évolution des dynamiques migratoires locales et internationales.

 

L’objectif du présent travail est de rendre compte de l’évolution des théories migratoires contemporaines au cours des cinquante dernières années à partir d’une vingtaine de textes fondateurs qui ont marqué le champ migratoire. D’emblée, deux points sont à préciser. En premier lieu, par textes fondateurs nous entendons les articles ou chapitres de livres qui ont résolument marqué le champ migratoire[153]. Ce sont des références qui reviennent constamment, soit comme cadres théoriques utilisés par les chercheurs dans leurs travaux empiriques, soit dans les nombreuses revues de littérature qui ont proposé des synthèses critiques de ces théories. En second lieu, la période retenue va des années 1960 à l’année 2000.

 

En faisant ce choix, nous nous privons certes des grands classiques de la sociologie et de l’économie, Comte, Durkheim, Weber, Marx, Smith, pour n’en nommer que quelques-uns. Ces grands classiques ont marqué le domaine des sciences sociales, mais leurs contributions au champ migratoire sont demeurées clairsemées. Il serait fort intéressant de documenter la conception de la mobilité dans les œuvres de ces classiques, mais ce n’est pas le propos du recueil dont il est question ici. La première question concerne la définition même de la migration.

 

Le premier texte retenu est celui d’Alan Simmons[154] car il constitue un document pionnier, dans la mesure où il vise à mettre de l’ordre dans les définitions et les typologies et surtout à resituer les théories migratoires dans leurs contextes historiques. Il suggère trois paramètres comme fondements pour définir la migration : le changement de résidence, le changement d’emploi et le changement de relations sociales.

 

En général, la migration est définie essentiellement selon le premier critère, à savoir le changement de résidence. La suggestion novatrice de Simmons d’en élargir la définition s’imposera de plus en plus, en particulier dans les recherches centrées sur les facteurs macro-structurels. Simmons note également une importante fragmentation du domaine, due au fait que les théories couvrent des types de migrations spécifiques dont les explications relèvent de contextes sociaux et historiques déterminés. Elle concerne surtout la distinction entre les causes et les effets des migrations, qui a dominé les recherches migratoires. Mais elle touche également les niveaux d’analyse, que ce soit le niveau micro, macro ou méso. Dans la présentation des textes fondateurs, nous tenons compte de cette fragmentation en distin- guant, d’une part, les causes et les effets, et d’autre part, les approches micro- individuelles des approches macro-structurelles.

 

2.1. Les approches micro-individuelles

 

L’une des toutes premières approches explicatives des migrations tant internes qu’internationales s’est concentrée sur la prise de décision individuelle. Avant de prendre la décision de quitter son lieu de résidence, l’individu examine les coûts et les bénéfices liés à la migration potentielle. Cette approche est souvent associée au texte de Larry Sjaastad[155] publié en 1962, dans lequel il se propose d’identifier les coûts et les bénéfices et de déterminer le « retour sur investissement » résultant des migrations. En effet, l’auteur considère la migration comme un « investissement qui augmente la productivité des ressources humaines », investissement qui comporte des coûts mais rapporte également des bénéfices. Les coûts sont à la fois monétaires et non monétaires.

 

L’apport le plus significatif de Sjaastad est certainement l’introduction de la notion de capital humain dans la théorie migratoire afin de contourner la difficulté liée à l’estimation des bénéfices. Ainsi, dit-il, « il est particulièrement utile d’employer le concept de capital humain et d’envisager les migrations, la formation et l’expérience comme des investissements dans le facteur humain ».

 

L’approche de Sjaastad est explicite sur le postulat de base, à savoir que l’analyse des coûts et bénéfices individuels n’est valable que dans le cas de migrations volontaires qui, dans une économie concurrentielle, visent une répartition « optimale » des ressources. Le texte de Sjaastad a ouvert la voie au cadre général présenté par Everett Lee en 1966. Ce cadre se fonde sur les caractéristiques individuelles pour expliquer le volume, ainsi que les courants et contre-courants migratoires. Il part du postulat que la migration est le résultat d’un calcul individuel fondé sur les facteurs d’attraction (lieu de destination) et les facteurs de répulsion (lieu d’origine).

 

L’un des grands mérites du modèle de Lee est d’introduire le concept d’opportunités intermédiaires entre le lieu d’origine et le lieu de destination. Il précise que ce ne sont pas tant les caractéristiques objectives que les perceptions individuelles des lieux d’origine et de destination qui provoquent la migration.

 

Parmi les facteurs qui interviennent dans le processus migratoire, Lee mentionne les contacts personnels et les sources d’information existant dans le lieu de destination. Nous ne sommes pas loin, ici, de la notion de réseaux migratoires qui deviendra centrale dans les théories migratoires à partir des années 1980.

 

Outre les notions de facteurs d’attraction et de répulsion et de facteurs intermédiaires, Lee fait allusion, en nommant les lois migratoires de Ravenstein[156], à d’autres éléments qui seront développés plus tard par d’autres chercheurs.

 

On pense par exemple à la notion de spécialisation dans les qualifications et dans les emplois qui annonce l’hypothèse de la segmentation du marché du travail défendue, entre autres, par Portes (1981), que nous évoquerons par la suite. Il aborde également la discrimination et la « création de nouvelles formes de diversité au sein de la population », ouvrant la voie aux nombreuses recherches futures sur les sociétés multiraciales et multiculturelles. Il affirme par ailleurs que les migrations augmentent avec le temps, augmentation renforcée par les disparités économiques de plus en plus importantes entre les régions du monde, la scolarisation croissante et les progrès technologiques, en particulier dans les communications et les moyens de transports, autant de facteurs qui diminuent les « obstacles intermédiaires »[157].

 

Ces thèmes précurseurs domineront la littérature scientifique sur les migrations internationales dans le contexte de la mondialisation. Enfin, il note que l’accroissement des migrations peut également être dû aux migrations elles-mêmes, dans la mesure où les premières vagues de migrants surmontent les obstacles intermédiaires, rendant les frontières moins difficiles à franchir pour les vagues suivantes. Il est tentant de voir dans cette intuition la notion de causalité cumulative développée par Douglas Massey[158] (1990).

 

Bien que dans les revues de littérature sur les théories migratoires le modèle de Lee soit bien présent, les critiques ont été nombreuses. Deux aspects méritent l’attention. D’une part, les critiques s’entendent pour dire qu’il ne s’agit pas d’une théorie en tant que telle, mais plutôt d’un cadre conceptuel permettant de classifier les divers facteurs expliquant la migration.

 

D’autre part, les critiques notent la prédominance, pour ne pas dire l’exclusivité des facteurs micro-individuels, principalement ceux liés au capital humain, aux dépens des facteurs macro-structurels. En effet, le modèle de Lee est indissociable du postulat micro-économique de la migration volontaire au sein d’une économie concurrentielle, postulat qui est au cœur de la théorie microéconomique des migrations mettant l’accent sur les choix individuels.

 

Ce modèle théorique a été largement développé par Michael Todaro (Todaro, 1969 ; Harris et Todaro, 1970) et Borjas (1989). Le grand mérite de ces approches est d’avoir adjoint la notion de revenu attendu ou, selon le langage de Sjaastad, le retour net « attendu » sur l’investissement. Tout en demeurant dans l’approche micro-individuelle, une autre question se pose quant à l’évolution des mouvements migratoires. Wilbur Zelinski (1971) est l’un des premiers à avoir formulé l’esquisse d’une théorie de la mobilité fondée sur la notion de transition chère à la démographie. Il tente ainsi d’introduire la migration dans la théorie de la transition démographique qui, traditionnellement, se concentre uniquement sur les changements dans les niveaux de fécondité et de mortalité.

 

Comme pour la théorie classique de la transition démographique, la théorie de la transition de la mobilité (Zelinski parle plus modestement d’hypothèse) se situe au sein de la théorie de la modernisation, dominante dans les années 1970. Malgré le vocabulaire ancien et dépassé de l’article de Zelinski, sa contribution est significative à deux niveaux.

 

D’une part, il propose d’intégrer la migration au sein de la théorie de la transition démographique prise dans son ensemble. Cette hypothèse permet de dépasser la fragmentation du champ démographique en faisant appel à la notion de régime démographique. Selon les époques, chaque société développe des stratégies de reproduction démographique en combinant les mécanismes reproductifs que sont la fécondité, la mortalité et la migration. Ainsi, la migration n’est pas une stratégie isolée : elle est articulée aux autres comportements démographiques (Gregory et Piché, 1985 ; Mertens, 1995).

 

D’autre part, même si sa présentation de la théorie de la transition démographique (vitale) est aujourd’hui largement dépassée, celle de la transition de la mobilité demeure intéressante, surtout dans sa phase avancée. Malheureusement, peu de travaux ont suivi cette voie. Les analyses d’Alan Simmons (1995, 2002) constituent une exception, établissant un lien explicite entre l’évolution historique des mouvements migratoires, leur signification sociale et économique, et les diverses phases du développement du capitalisme et de la mondialisation.

 

La critique la plus courante de l’approche de Zelinski est son caractère évolutionniste issu de la théorie de la modernisation. Cette approche, taxée d’« occidentalo-centrisme », est demeurée jusqu’à aujourd’hui au centre de la conception du changement social et du développement en démographie. En effet, les premières formulations de la théorie de la transition démographique, apparues en pleine période coloniale, sont fortement teintées d’évolutionnisme et présentent les sociétés « traditionnelles et non industrialisées » comme les miroirs inverses des sociétés industrialisées et modernes.

 

Dans une perspective évolutionniste, ces sociétés se développeront si elles adoptent des structures plus modernes et les attitudes qui les sous-tendent. Aujourd’hui, la perspective évolutionniste a été presque totalement abandonnée, du moins en sociologie et en anthropologie, entre autres à cause de l’influence de l’approche postmoderne qui conteste la portée universaliste des théories en sciences sociales. Même si le postmodernisme a eu peu d’emprise en démographie[159], s’agissant des théories migratoires, deux courants de recherche ont eu une certaine influence.

 

Un premier courant remet en question la prétention universelle des catégories statistiques, suggérant que les catégories sont des constructions sociales et politiques historiquement déterminées (Szreter et al., 2004 ; Cordell, 2010). Cette approche critique s’est aussi attaquée aux catégories officielles produites par les recensements, en particulier les catégories raciales et ethniques (Nobles, 2000 ; Simon et Piché, 2012). Un deuxième courant, relié aux études postcoloniales, pose la question des conséquences du transfert humain et symbolique des séquelles coloniales au cœur de la métropole.

 

En effet, contrairement à l’immigration en provenance d’Europe, les migrations issues des anciennes colonies, désignées comme des migrations postcoloniales, possèdent des spécificités qui « tiennent autant de l’expérience commune de la colonie que de l’expérience continuée de l’après-colonie en métropole, marquée par les préjugés ethniques et raciaux et par les discriminations » (Simon, 2010, p. 362).

 

2.2. Les approches macro-structurelles

 

Pour plusieurs chercheurs, les décisions de migrer ne peuvent pas se comprendre hors d’un contexte plus global. Une première approche a consisté à inscrire les mouvements migratoires dans un système impliquant la circulation de divers flux entre les lieux d’origine et de destination : flux de personnes, mais aussi flux de biens, de services et d’idées.

 

C’est avec Akin Mabogunje (1970) que l’on voit l’apparition de l’approche systémique. Son schéma analytique tente d’identifier tous les éléments de l’environnement pouvant affecter les mouvements migratoires, allant de l’environnement économique, à la technologie, à l’environnement social et enfin aux facteurs politiques. Il mentionne également deux autres facteurs qui seront largement développés par les recherches futures, à savoir le rôle important de la circulation de l’information et le maintien des contacts avec le lieu d’origine, ouvrant la porte aux nombreux travaux qui insisteront sur l’importance des réseaux sociaux et familiaux ainsi que des transferts monétaires dans le processus migratoire.

 

L’approche de Mabogunje permet d’appréhender la migration non plus comme un mouvement linéaire et unidirectionnel, mais comme un phénomène circulaire imbriqué dans un système de variables interdépendantes. Certes, l’approche systémique n’est pas facile à rendre opérationnelle tant les facteurs identifiés par Mabogunje sont nombreux. Néanmoins, elle permet de déboucher sur une conception de la migration internationale en lien avec la mondialisation, suggérant même l’idée d’un marché du travail global dans une économie mondialisée (Petras, 1981 ; Simmons, 2002).

 

Cette perspective globale deviendra de plus en plus en vogue à partir des années 2000 et donnera lieu à une importante littérature sur les réseaux transnationaux (Schiller et al., 1992 ; Faist, 2000 ; Vertovec, 2009).

 

Une caractéristique inhérente à l’approche systémique est la circularité, notion théorisée par Burawoy (1976). La contribution originale de Burawoy est double : il a d’abord élargi le modèle de la circulation en le généralisant à toutes les formes de migrations circulaires (surtout internationales), puis a illustré ses hypothèses par une approche comparative impliquant le cas du Mexique, des États-Unis et celui de l’Afrique du Sud. Remettant en question le postulat de l’acteur rationnel maximisant ses intérêts sous l’effet des forces du marché, il introduit des facteurs politiques et structurels.

 

La notion clé de sa théorie repose sur le principe de la séparation géographique des fonctions de renouvellement (reproduction) et d’entretien de la force de travail. C’est l’articulation de ces deux fonctions qui est à la base du système circulaire.

 

D’une part, l’économie domestique doit continuer à fonctionner, non seulement du point de vue de la production de subsistances, mais aussi comme un système de sécurité sociale pour l’ensemble des membres de la famille, y compris ceux et celles ayant émigré et qui arrivent sur un marché du travail sans garantie, c’est-à-dire sans sécurité sociale en cas d’accidents, de maladies ou de chômage.

 

D’autre part, les besoins monétaires obligent une partie des membres de la famille à émigrer là où se trouvent les marchés du travail associés à l’économie de marché. Il est intéressant de noter qu’à peu près à la même date, en fait une année avant Burawoy, Claude Meillassoux (1975), avait proposé dans le contexte africain la même approche de l’articulation entre les modes de production domestique et capitaliste, et la séparation des deux fonctions (reproduction et entretien de la force de travail). Cette démarche a, par la suite, inspiré plusieurs travaux sur les migrations africaines, tant internes qu’internationales (Gregory et Piché, 1985).

 

Selon la thèse de Burawoy, l’articulation implique une double dépendance et repose à la fois sur une base économique et sur des institutions politiques et juridiques : « La double dépendance à deux modes de production ne se reproduit pas sans recourir à des institutions non économiques ». Cette affirmation mérite d’être nuancée.

 

En effet, l’exemple ouest africain, bien documenté, montre que même après la disparition des structures coercitives (i.e. l’abolition des travaux forcés), le système de travail migrant temporaire persiste (Cordell et al., 1996). Ce modèle remet en question l’approche classique liant développement et migration selon laquelle le développement engendre l’émigration en détruisant la société préindustrielle et en libérant la main-d’œuvre pour le travail dans les nouveaux marchés de travail urbains (Massey, 1988).

 

Ce faisant, on s’attend à ce qu’avec le temps, la migration, considérée comme un mécanisme de réallocation des ressources, rétablisse l’équilibre entre les zones de départ et d’arrivée (Todaro, 1969). La notion de circularité suggère que la société préindustrielle, caractérisée par le mode de production domestique, n’est pas détruite puisqu’elle doit continuer à assurer la subsistance des membres restés sur place et la sécurité « sociale » de ceux et celles qui ont émigré (Gregory et Piché, 1983).

 

Le modèle de Burawoy demeure encore pertinent aujourd’hui pour une autre raison. En effet, les programmes de travailleurs temporaires qui refont surface dans les pays développés se caractérisent également par la double dépendance, économique et institutionnelle. En fait, même si ces travailleurs sont rémunérés sur la base des salaires du marché (ce qui n’est pas nécessairement le cas), on cherche avant tout à éliminer les coûts d’entretien liés à l’intégration socio-économique, en refusant les droits de citoyenneté.

 

L’approche développée par Burawoy introduit les facteurs macro-structurels dans le processus migratoire circulaire. Mais d’un point de vue plus général, pour certains auteurs, la migration répond d’abord et avant tout à la demande de main-d’œuvre.

 

Saskia Sassen (1988) présente les formulations les plus explicites des facteurs qui influent sur la demande de main-d’œuvre immigrante. Selon elle, l’immigration est un phénomène essentiellement urbain et concerne en particulier les grands centres urbains du monde développé.

 

C’est à Sassen que revient le mérite d’avoir développé le concept de ville mondiale depuis laquelle l’économie mondiale est gérée. Elle traite de la réorganisation de la production industrielle, dont témoigne en particulier la prolifération des ateliers exploitant une main-d’œuvre clandestine ainsi que le travail à domicile. Cette nouvelle économie a également provoqué une explosion de l’offre d’emplois peu rémunérés. Comme elle l’affirme, « la croissance dynamique de ces secteurs joue un rôle décisif dans l’expansion d’un secteur économique informel » susceptible d’être occupé par des travailleurs étrangers non qualifiés. Ainsi, l’arrivée massive d’immigrants de pays à faibles revenus depuis une quinzaine d’années ne peut être interprétée en dehors de ces transformations.

 

2.3. L’approche par le genre

 

Jusqu’ici, la littérature migratoire se conjuguait au masculin. Le numéro spécial de l’International Migration Review sur les migrations féminines dirigé par Mirjana Morokvasic (1984*), rappelle que la migration est également féminine. L’apport de Morokvasic porte surtout sur la diversité des destins des femmes migrantes à travers le monde en illustrant les nombreux cas d’exploi- tation de cette main-d’œuvre. Selon elle, la migration féminine peut être positive (émancipation, autonomie financière), mais elle peut aussi renforcer les inégalités de sexe. Malgré le plaidoyer de Morokvasic, il faut reconnaître néanmoins que l’approche féministe appliquée aux migrations n’a pas complètement pénétré le champ migratoire dominant.

 

Les revues de littérature récentes font peu de place aux migrations féminines (par exemple Massey et al., 1998 ; Zlotnik, 2003). Toutefois, dans la lignée de Morokvasic, le rôle des rapports de genre dans les décisions migratoires sera abordé dans l’optique d’une théorie spécifique de la place des femmes dans la société. Cette théorie stipule qu’il est nécessaire d’aller au-delà d’une simple prise en compte du sexe comme une variable parmi d’autres, pour en faire un concept central (Boyd, 1989 ; Pessar, 1999 ; Lutz, 2010).

 

Cette construction théorique insiste sur la division sexuelle du travail, qui assigne aux femmes l’essentiel du travail domestique, les place dans une position subordonnée, restreignant leur mobilité géographique dans les zones de départ ou les confinant souvent à des emplois précaires dans les zones de migrations. Pour plusieurs auteurs, la position marginale des femmes sur le marché du travail résulte d’arbitrages familiaux qui maintiennent les inégalités entre les sexes (Tienda et Booth, 1991).

 

2.4. Les réseaux migratoires

 

La théorie néoclassique a été particulièrement critiquée par la « nouvelle économie de la migration de travail », rattachée surtout à l’économiste Oded Stark (1991).

 

Le texte de Stark et Bloom (1985), se démarque des théories microéconomiques en ce qu’il introduit la notion de stratégie familiale qui souligne l’interdépendance mutuelle entre le migrant et sa famille et insiste sur la gestion et le partage des risques. La migration est alors analysée au niveau du ménage et revêt un caractère de sécurité sociale.

 

Au-delà du capital humain si cher à la théorie néoclassique, il existe aussi le capital des réseaux et de la parenté (capital social). Cette approche s’est par la suite généralisée pour les recherches sur les migrations dans les pays en développement, en particulier à propos des stratégies de survie et de la capacité des migrants à devenir des acteurs de changement (De Haas, 2010).

 

En sortant de la vision individualiste et atomistique, il devient possible de concevoir la migration comme relevant d’actions collectives et familiales qui relient des migrants et des non-migrants dans un ensemble de relations que captent les nouvelles analyses centrées sur la notion de réseau.

 

Le texte de Monica Boyd (1989) est l’un des plus marquants de la littérature sur les réseaux et le genre. Sa contribution principale est d’inclure les réseaux comme liens entre les lieux de départ et d’arrivée. Les réseaux constituent ainsi des facteurs médiateurs entre les facteurs structurels (macro) et les acteurs (micro). À ce titre, la famille joue un rôle central. Enfin, elle insiste sur les rapports entre genre et réseaux dans les migrations en soulignant qu’il faut tenir compte de la division sexuelle du travail dans les relations sociales de production au sein de la société. Elle rejoint ainsi la distinction, issue des travaux de Burawoy (1976) et de Meillassoux (1975), entre la sphère publique et la sphère privée et surtout la nécessaire articulation entre les deux pour comprendre les stratégies migratoires féminines.

 

L’approche des réseaux est également à la base du modèle de Douglas Massey (1990) sur la causalité cumulative. En effet, la notion de réseau constitue un élément de la structure sociale à partir duquel Massey établit un lien entre le réseau et l’effet de rétroaction sur la migration. Après un certain temps, à travers un processus de causalité circulaire et cumulative, la migration s’auto-entretient. Une autre contribution importante du texte de Massey est de suggérer une distinction entre les processus d’initiation de la migration et ceux de son maintien.

 

Dans un premier temps, la pénétration des marchés dans les régions en développement détruit progressivement les structures communautaires traditionnelles et crée ainsi des conditions locales favorables à la migration. Ce n’est qu’une fois que la migration a commencé que « différents mécanismes d’auto-alimentation interviennent pour perpétuer et élargir les flux migratoires au fil du temps », ces derniers se répercutant à leur tour sur les structures communautaires pour renforcer la causalité cumulative.

 

L’existence des réseaux aboutit à constituer un capital social, notion qui permet de comprendre pourquoi et comment l’appartenance à des réseaux augmente les probabilités de migrer : grâce aux ressources des réseaux, les coûts et les risques diminuent et les bénéfices de la migration augmentent (Palloni et al., 2001). Cette approche centrée sur les réseaux et le capital social comme facteur positif a été critiquée entre autres par Krissman (2005).

 

En particulier, il considère que la notion de réseau migratoire développée par Massey est trop restrictive parce qu’elle se concentre sur les réseaux sociaux et familiaux pro- venant en grande partie des mêmes régions d’origine que celles des migrants. Selon Krissman, les réseaux incluent beaucoup d’autres acteurs qui agissent comme intermédiaires, soit aux frontières, soit dans les régions de destination.

 

Ces acteurs peuvent être des employeurs qui recherchent de la main-d’œuvre migrante, mais aussi des trafiquants. Ainsi, tous les acteurs impliqués dans les réseaux migratoires ne sont pas que des facilitateurs, mais peuvent aussi être des exploiteurs. Les nombreux rapports sur le trafic des êtres humains témoignent de vastes réseaux de passeurs souvent liés à des organisations criminelles (Skeldon, 2002 ; Bélanger)[160].

 

Le champ migratoire reste, encore aujourd’hui, fragmenté entre les théories explicatives et celles qui concernent leurs effets. Les travaux sur les effets des migrations sont à leur tour divisés entre les approches macro et micro, et entre le contexte des pays développés et celui des pays en développement.

 

2.5. Les effets économiques de l’immigration : approche macro-structurelle dans les pays développés

 

L’article de Stephen Castles et Godula Kosack (1972) considère l’immigration comme découlant d’une nécessité structurelle en réponse aux besoins du capital et du patronat. Ce texte pionnier sur la contribution économique des immigrants établit une série d’hypothèses qui guideront la recherche par la suite. Il représente un courant fort important en Europe, courant qui demeure encore valable aujourd’hui pour plusieurs formes d’immigration, en particulier l’immigration des moins qualifiés, l’immigration irrégulière et la migration temporaire dans certains secteurs comme l’agriculture, la construction et la restauration.

 

Mais la contribution essentielle de Castles et Kosack a été d’insister sur l’existence d’une hiérarchie dans la structure des emplois, les immigrants se retrouvant souvent au bas de l’échelle socioéconomique, renforçant ainsi la division de la classe ouvrière. Dans la lignée des travaux de Castles et Kosack, les études d’inspiration marxiste ont eu tendance à insister sur les effets négatifs de l’immigration.

 

Plus récemment, les études sur les effets économiques plus globaux de l’immigration (au niveau macro), indiquent des résultats pour le moins contradictoires et incertains (Héran, 2002). La limite la plus importante de ces travaux est d’ordre méthodologique.

 

La plupart des chercheurs admettent que les techniques d’analyse existantes ne permettent pas de tirer des conclusions définitives. Cela explique aussi la grande divergence dans les résultats, ceux-ci variant entre des effets positifs, négatifs, ou indéterminés.

 

Dans tous les cas, les effets mesurés demeurent très faibles, voire non significatifs. Une première raison de cette limite méthodologique vient du fait que le nombre de paramètres dont il faudrait tenir compte dans les modèles est considérable et défie toute tentative empirique, du moins jusqu’à aujourd’hui. Une deuxième raison est plus fondamentale : les études évaluatives considèrent le court terme alors que les pleins bénéfices ne se manifestent qu’à moyen et long terme (Goldin et al., 2011).

 

Malheureusement, de telles analyses sur le long terme sont rares. Si l’on se fie à l’étude américaine de Carter et Sutch (1999) qui porte sur une longue période couvrant le XIXème siècle et une partie du XXème, les aspects bénéfiques de la migration apparaissent clairement. En effet, l’immigration peut avoir des impacts importants sur l’ensemble de la structure économique, incluant les taux d’activité, le niveau des qualifications de la population, la quantité et la qualité du capital et l’organisation de la production (Carter et Sutch, 1999).

 

Une autre revue plus récente du débat sur les effets de l’immigration dans les pays développés conclut que, de façon globale, les effets sont positifs, tant du point de vue de la croissance que du point de vue de l’innovation et des apports fiscaux (Goldin et al., 2011, chapitre 6)[161].

 

2.6. Migration et développement : le cas des pays en développement

 

Dans les pays en développement, les débats sur les effets économiques de la migration ont pris une tournure radicalement différente. Ce n’est plus la situation des régions d’immigration qui préoccupe les chercheurs, mais plutôt les liens entre émigration et développement dans les régions d’émigration. Cela n’a pas toujours été le cas, comme en témoigne le texte d’Oberai et Manmohan (1980).

 

Le grand mérite de ce texte est de renverser la problématique en considérant les liens entre les émigrants et les zones de départ à travers la notion de transferts monétaires qui constituent, selon eux, l’un des vecteurs clé de l’impact de l’émigration dans les pays en développement. L’effet précis de ces envois de fonds sur l’économie rurale est difficile à déterminer a priori. Ils peuvent s’ajouter à des investissements productifs visant à développer et diversifier l’agriculture ou à des activités non agricoles dans les zones rurales, être consacrés au logement ou à l’éducation ou, tout simplement, servir à soulager la misère de ceux qui restent dans les villages. Les transferts peuvent donc être utilisés de façon improductive, et ce sera l’un des leitmotivs des recherches à venir, à savoir comment rendre plus productifs les transferts monétaires.

 

Les auteurs mentionnent que le migrant saisonnier peut commencer à envoyer des fonds assez rapidement, idée qui sera reprise par plusieurs auteurs, dont Portes (2009) qui, dans son bilan de la recherche, conclut que la migration temporaire est celle qui produit le plus d’effets positifs. Oberai et Manmohan mentionnent également que l’effet relatif des envois de fonds est plus grand sur les ménages les plus pauvres. Le travail d’Oberai et Manmohan a lancé un véritable programme de recherches qui s’est développé dans deux directions.

 

Dans un premier temps, une prise de conscience a eu lieu sur l’importance considérable du volume des transferts monétaires. Plusieurs chercheurs ont tenté d’estimer les flux monétaires à l’échelle planétaire. Par exemple, en 2011, les transferts monétaires vers les pays en développement ont totalisé la somme de 372 milliards de dollars, soit une augmentation de 12,1 % par rapport à 2010. Avec un taux de croissance de 7 % à 8 % par an, la somme des transferts pourrait atteindre 467 milliards de dollars en 2014 (Ratha et Silwal, 2012).

 

Toutes les organisations internationales impliquées dans le développement ont adopté l’idée que les migrants pouvaient devenir des agents du développement (Faist, 2008). La deuxième direction de recherche, en lien avec la précédente, a produit de nombreux travaux sur le phénomène du transnationalisme (Vertovec, 2009). Dans cette conception de la migration, on ne parle plus de rupture permanente, mais plutôt du maintien des liens entre les milieux d’origine et les milieux de résidence puisque la vie des migrants traverse les frontières nationales, réunissant deux sociétés dans un seul champ social.

 

Le transnationalisme véhicule souvent une perception positive de la migration, perception reprise et diffusée par les organisations internationales, entre autres la Banque Mondiale, l’Organisation Internationale des Migrations et les diverses instances des Nations unies. De nombreuses critiques ont tenté de relativiser l’engouement pour les capacités développementalistes des transferts monétaires et du transnationalisme[162].

 

En particulier, les revues de la littérature concernant les impacts des transferts monétaires suggèrent que les situations sont très hétérogènes et que les transferts monétaires ne peuvent, à eux seuls, avoir un impact significatif sur le développement économique d’une région (ou d’un pays), s’il n’existe pas de possibilités réelles d’investissement dans les localités où vivent les ménages bénéficiaires des transferts (Skeldon, 2008 ; De Haas, 2010). Bref, si les ménages ne peuvent pas surmonter les obstacles structurels au développement (accès au crédit, confiance dans les institutions, politiques migratoires favorables à l’investissement, etc.), les transferts monétaires ne pourront pas avoir d’effets significatifs sur le développement local ou national.

 

2.7. Les effets micro-économiques de l’immigration

 

Les effets de la migration au niveau micro-individuel revêtent deux dimensions. La première pose la question suivante : l’expérience migratoire est-elle positive pour le migrant et la migrante ? La deuxième dimension s’intéresse à l’impact de la migration sur les populations non migrantes ou natives de la société d’accueil.

 

Curieusement, dans les pays développés, la première dimension a été peu étudiée, comme s’il allait de soi que la migration ne pouvait être que positive pour l’individu. D’une certaine façon, c’est comme si l’hypothèse microéconomique de l’individu rationnel maximisant ses intérêts était devenu un postulat qui n’avait pas besoin d’être vérifié. Par contre, c’est la deuxième dimension qui a pris toute la place en se centrant sur trois questions : quel est l’impact des flux d’immigration sur les revenus et les opportunités d’emploi des natifs ? Les immigrants ont-ils vraiment un effet négatif sur ces opportunités ? Enfin, les groupes de natifs sont-ils tous affectés de la même manière par l’entrée d’immigrants sur le marché du travail ?

 

George Borjas (1990) a été au cœur des travaux sur ces questions. Selon cet auteur, deux points de vue s’opposent quant aux façons dont l’immigration affecte le marché du travail des natifs. Certains observateurs affirment que les immigrants prennent les emplois des natifs alors que d’autres observateurs soutiennent le contraire, à savoir que les immigrants n’auraient pas d’impact sur les opportunités de travail des natifs, point de vue dont s’approche Borjas.

 

Sa conclusion la plus importante est que l’arsenal méthodologique de l’économétrie moderne est incapable de détecter une seule preuve montrant que les immigrants auraient un impact substantiel et négatif sur les revenus et les opportunités d’emploi des natifs aux États-Unis. Pour quelle raison ? Parce que les travailleurs natifs et les immigrants sont, en moyenne, de faibles substituts en termes de production.

 

Borjas montre par ailleurs que si l’entrée de nouveaux immigrants sur le marché du travail est susceptible d’avoir un effet négatif, c’est à la fois sur les immigrants déjà en place et sur les travailleurs natifs les moins qualifiés que ces effets se font sentir. Mais dans tous les cas, ces effets demeurent faibles, voire même négligeables (Card, 2009). L’un des problèmes conceptuels de la recherche sur l’insertion économique des migrants, que ce soit dans les pays développés ou en développement, est de considérer le marché du travail comme étant unique.

 

On doit à Alejandro Portes et à son équipe l’idée qu’il existe plusieurs modes d’insertion sur le marché du travail (Wilson et Portes, 1980). Les auteurs, s’inspirant de la théorie de la segmentation du marché du travail comme celle développée par Michael Piore (1979), suggèrent trois modes d’insertion sur le marché du travail. Les deux premiers modes font référence aux secteurs primaire et secondaire.

 

Le premier renvoie aux emplois professionnels et qualifiés, souvent syndiqués et dans lesquels les possibilités d’avancement sont réelles. Ce secteur est également caractérisé par la stabilité, des chances de promotion, des salaires élevés et de bonnes conditions de travail. Le secteur secondaire en est l’image inverse, caractérisé par des emplois peu ou non qualifiés, précaires et avec un faible taux de syndicalisation.

 

C’est dans ce secteur que se trouveraient de nombreux immigrants. Mais c’est le troisième mode d’insertion qui constitue la contribution la plus originale de Wilson et Portes, celui que l’on nomme « l’enclave ethnique ». Celle-ci comprend des groupes d’immigrants concentrés dans un espace distinct qui mettent sur pied des entreprises servant leur propre marché ethnique et/ou la population générale (Portes, 1981). La caractéristique principale de l’enclave est qu’une proportion importante de la main-d’œuvre immigrante travaille dans des entreprises appartenant à d’autres immigrants (Light, 1972).

 

Ce mode d’insertion sur le marché du travail introduit l’idée que les immigrants non qualifiés ne se retrouvent pas tous au bas de l’échelle socioéconomique et que travailler dans l’enclave ethnique peut être bénéfique puisque cela offre de réelles opportunités d’avancement. Ces études, essentiellement américaines, font surtout référence aux immigrants asiatiques (Japonais, Coréens), mais aussi aux Cubains de Miami.

 

Des travaux plus récents ont tenté de remettre en question l’approche de l’enclave ethnique. Dans sa critique, Waldinger (1993) conclut que la notion d’enclave conduit à une impasse conceptuelle et empirique, et suggère de se débarrasser du concept d’enclave pour ne retenir que celui d’économie ethnique. Les débats lancés par les travaux de Portes concernent surtout les effets positifs ou négatifs de l’enclave du point de vue de l’insertion économique.

 

A contrario des tenants de cette approche, plusieurs chercheurs ont remis en question le fait que l’enclave ethnique serait avantageuse pour les immigrants (Sanders et Nee, 1992). Dans un texte publié en 2006, Portes et Shafer sont revenus sur ces critiques pour conclure que l’approche par l’enclave ethnique demeurait toujours valable.

 

2.8. Les effets politiques : le cas des migrations de refuge

 

Les effets politiques de l’immigration sont abordés sous deux angles. D’une part, les facteurs politiques ont surtout été étudiés dans le cas des mouvements de refugiés ; d’autre part, l’effet de la migration sur la diversité – dans l’optique des rapports entre minorités et majorités – constitue un autre enjeu politique au cœur des débats sur les questions identitaires. La plupart des textes présentés jusqu’à présent s’intéressent à la migration régulière et volontaire.

 

Avec le texte de Zolberg, Suhrke et Aguayo (1986), nous abordons la migration des refugiés, un type de migration fort courant tout au long de l’histoire du xxe siècle, et qui reste important aujourd’hui. Dans leur discussion des facteurs de migration des refugiés, Zolberg, Suhrke et Aguayo font une distinction importante entre les effets internes et externes. En effet, si les déterminants de la persécution, base de la définition du refugié selon la Convention de Genève, sont internes à l’État en question, des effets externes peuvent également se manifester : des facteurs qui exacerbent les difficultés économiques et sociales, qui augmentent la probabilité de déclenchement des conflits, produisant ainsi des flux de refugiés.

 

En effet, les politiques menées par les pays d’accueil potentiels constituent le type d’effets externes le plus problématique. La décision d’accorder aux citoyens d’un État en particulier le statut formel de refugié implique habituellement la condam- nation du gouvernement en question pour la persécution de ses citoyens ou le manque de protection qu’il leur accorde. Les auteurs discutent également des migrations de refuge dans un contexte où existent d’importantes asymétries de pouvoirs et de richesses.

 

Les pays en développement, caractérisés par des distorsions structurelles dues à leur intégration dans le système économique mondial, participent donc à l’économie mondiale dans des conditions défavorables, exacerbant les conflits en tout genre, en particulier les conflits ethniques sous toutes leurs formes qui, selon les auteurs, sont aujourd’hui endémiques en Asie et en Afrique. Ils démontrent que les dynamiques conduisant à l’amorce des conflits sociaux ne sont pas uniquement internes, mais transnationales, et alors que les conflits se développent, ils tendent à s’internationaliser davantage[163].

 

En conclusion, dans la mesure où les causes sont internationales, les solutions réclament également des actions au niveau international. Ce type d’analyses s’est peu développé depuis les travaux de Zolberg, Suhrke et Ahuayo dans les années 1980. La question des refugiés est davantage étudiée sous l’angle de l’application de la Convention de Genève. Certains travaux récents montrent par exemple que les pays européens tentent de restreindre l’accès à l’asile, voire à quasiment supprimer l’asile en Europe (Legoux, 2006).

 

2.9. Les effets sociaux de la migration : minorités versus majorités

 

La diversité croissante des sociétés constitue l’une des conséquences importantes des mouvements migratoires et pose des défis importants quant au mode de gestion des différences sociales, raciales et ethniques. À ce sujet, Castles (1993) a proposé une série d’hypothèses sur la situation des migrants et des minorités en Europe occidentale, au regard notamment des politiques migratoires, de la problématique de la citoyenneté, du racisme et de la question identitaire.

 

Il importe de souligner quelques aspects qui sont toujours d’actualité, en particulier en ce qui concerne les effets de l’immigration sur les relations interethniques et raciales. La contribution originale de Castles est d’aborder la question du racisme en Europe et du risque que la « conscience européenne » se construise sur les bases de l’exclusion et de la discrimination et soit fondée sur la peur d’une déferlante des « masses désespérées » venant du Sud.

 

Selon lui, la formation de nouvelles minorités issues de l’immigration, avec leurs propres cultures, identités et institutions, est un processus irréversible, qui bouscule les notions existantes d’identité nationale et de citoyenneté. Il affirme que les modèles multiculturels se présentent comme la meilleure solution, mais les obstacles à leur mise en œuvre sont importants. La conséquence à long terme de l’immigration sera l’apparition de sociétés multiculturelles, qui renouvellera les concepts de citoyenneté et d’État.

 

Les hypothèses de Castles, formulées dans le contexte européen, sont encore très pertinentes dans le monde actuel. Deux courants de recherche se sont particulièrement développés. D’abord, presque tous les travaux sur les facteurs d’insertion économique suggèrent que la discrimination joue un rôle important dans les difficultés d’insertion de certains groupes d’immigrants, en particulier ceux que l’on appelle les minorités visibles, selon le vocable en vogue en Amérique du Nord (Piché et al., 2002 ; Richard, 2004).

 

L’autre courant analyse les effets de l’immigration sur les identités nationales. Ici aussi, les débats sociaux et politiques sont particulièrement virulents entre les tenants du pluralisme et ceux qui pensent que l’immigration remet en question les valeurs nationales. La montée des partis d’extrême-droite un peu partout dans le monde s’appuie entre autres sur des discours anti-immigration, parfois liés à l’islamophobie.

 

Les théories migratoires ne servent pas seulement à comprendre et expliquer les phénomènes, elles servent également à justifier les choix en matière de politiques migratoires. Toutes les politiques migratoires du xxe siècle sont fondées sur un postulat considéré comme immuable : l’immigration est un privilège et non un droit. Il s’agit d’un paradigme qui fonde les politiques migratoires sur les besoins économiques des pays, et donc essentiellement orienté vers le marché du travail. Il est, en outre, fondé sur le principe de souveraineté nationale en matière de politiques migratoires.

 

Dans ce contexte, parler de libre circulation des personnes comme l’a fait Joseph Carens dès 1987 peut paraître téméraire. Carens part du principe que le lieu de naissance et les liens de parenté constituent des contingences naturelles qui sont arbitraires d’un point de vue moral. Selon lui, l’idée que l’immigration réduirait le bien-être économique des citoyens actuels ne prévaut pas sur la priorité à l’immigration.

 

L’impact de l’immigration sur l’histoire et la culture n’est pas un argument valable « tant que les valeurs démocratiques libérales fondamentales ne sont pas menacées ». Sa discussion du principe communautarien, à savoir la justification de l’exclusion par les droits des communautés à l’autodétermination, le conduit à poser la question suivante : « Si la liberté de mouvement à l’intérieur d’un État est si importante qu’elle l’emporte sur les revendications des communautés politiques locales, quelles raisons pouvons-nous avoir de restreindre la liberté de mouvement entre les États ? ».

 

Il va plus loin en énonçant un principe également revendiqué aujourd’hui dans le cas des travailleurs migrants temporaires : « Il est juste d’affirmer que notre société devrait permettre aux travailleurs immigrants d’accéder à la pleine citoyenneté. Toute autre politique serait incompatible avec nos principes démocratiques libéraux ».

 

Pour Carens, la liberté de mouvement n’est peut-être pas réalisable dans l’immédiat, mais elle demeure un but vers lequel nous devrions tendre. Il faudra attendre la fin des années 2000 pour que cette approche réapparaisse de façon systématique. L’ouvrage récent de Pécoud et Guchteneire (2009) a particulièrement ébranlé les certitudes quant à l’immuabilité du principe utilitariste.

 

Sans aller jusqu’à proposer la libre circulation qu’il juge irréalisable, Bimal Ghosh (2000) a été l’un des premiers à systématiser une approche globale de la gestion migratoire. Son texte met en lumière quelques-unes des carences des politiques et des pratiques migratoires existantes, et plaide en faveur d’un régime multilatéral de gestion des migrations qui soit plus global, plus équilibré et plus transparent. Il souligne l’absence de politiques adaptées et de cadres d’action solides pour faire face à la nouvelle donne migratoire, en particulier la montée de la pression à l’émigration due à la croissance des inégalités.

 

La remarque fondamentale de Ghosh est que, plutôt que de s’attaquer aux causes premières qui créent ou alimentent les tensions favorables aux mouvements migratoires désordonnés dans les pays émetteurs ou qui attirent des flux de migrants dans les pays d’accueil via des filières clandestines, la réponse des gouvernements a été l’adoption de mesures répressives et restrictives. Sa thèse principale est que les migrations sont en train d’échapper à tout contrôle et l’importance de la migration irrégulière dans le monde témoigne de l’inefficacité des contrôles.

 

L’approche de Ghosh a donné lieu à ce que l’on pourrait nommer un nouveau paradigme en matière de gestion migratoire, le migration management. Dans cette approche, la gestion migratoire signifie gérer pour atteindre des objectifs plus ordonnés, prévisibles et humains, grâce à une gouvernance glo- bale du régime migratoire. Elle est donc fondée sur une idée de base, à savoir que la migration, bien gérée, peut être positive pour tout le monde : les pays d’origine, les pays de destination et les migrants eux-mêmes (d’où le fameux slogan win-win-win).

 

Selon plusieurs analyses critiques, le migration management constituerait un nouveau paradigme qui tente de diffuser une approche globale hégémonique présentant la migration comme une caractéristique normale du monde globalisé d’aujourd’hui (Geiger et Pécoud, 2012).

 

En pratique, la gestion migratoire met en place une série de mesures visant un contrôle plus efficace des frontières, y compris des mesures pour intercepter les migrants avant leur accès au pays de destination. C’est le spectre de la croissance des flux migratoires irréguliers (clandestins) qui façonne une partie du discours politique actuel et sert à justifier les mesures restrictives. Malheureusement, la recherche scientifique concernant ces flux migratoires fait défaut.

 

Le texte de Georges Tapinos (2000) est une exception et complète bien les analyses de Bimal Ghosh, surtout concernant les migrations irrégulières. Selon Tapinos, examiner les enjeux économiques et politiques de la migration irrégulière, c’est s’interroger sur ce qu’il y a de spécifique dans ce type de migration par rapport à la migration régulière. Au-delà des problèmes de mesure, c’est l’impact économique de la migration irrégulière qui fait souvent l’objet de débats. Pour l’auteur, les avantages de la migration irrégulière se trouvent du côté de l’employeur. La situation d’irrégularité est propice à des pratiques discriminatoires, compte tenu de la précarité du migrant irrégulier et de son faible pouvoir de négociation. Selon lui, ces migrants sont l’un des éléments de l’économie souterraine, ils n’en sont pas la cause.

 

Cependant, l’existence d’une économie souterraine renforce la possibilité de recruter des migrants clandestins, et d’autant plus que les réseaux de migrants facilitent leur embauche dans le secteur informel. Le problème de la maîtrise des migrations passe par la coordination entre les gouvernements. Il s’agit donc d’une gestion multilatérale car, selon Tapinos, il est anachronique d’envisager le contrôle de l’immigration exclusivement en termes de souveraineté.

 

La période 1960-1980 a souvent été caractérisée par des confrontations entre diverses théories migratoires. Aux théories micro-individuelles centrées sur la rationalité économique et la notion d’équilibre, on a souvent opposé les théories macro-structurelles, centrées sur la demande de main-d’œuvre migrante créée par les transformations de l’économie capitaliste mondiale (Wood, 1982).

 

Les nombreuses recherches empiriques, principalement à partir des années 1990, ont rendu caduques ces débats d’école et permis de constater que chaque théorie explique une partie du processus migratoire, certaines théories étant plus pertinentes selon la région ou l’époque historique considérées.

 

Si l’on se fie aux revues de littérature qui ont vu le jour depuis 2000, on serait tenter de répondre par l’affirmative. Si on consulte par exemple l’ouvrage dirigé par Alejandro Portes et Josh DeWind en 2007, ou encore celui de Corrado Bonifazi, Marek Okolski, Jeannette Schoorl et Patrick Simon paru en 2008, on peut conclure que les thèmes traités ne se démarquent pas fondamentalement de ceux abordés dans les textes fondateurs.

 

D’une certaine façon, les chercheurs ont à leur disposition un corpus théorique fort développé qu’il s’agit maintenant d’approfondir et surtout d’appliquer dans des contextes historiques et géographiques spécifiques.

 

Deux dimensions de la migration mériteraient d’être davantage théorisées dans l’avenir. La première a trait à l’apparition du nouveau paradigme migratoire dont nous avons parlé, celui de la mondialisation des flux migratoires, qui est en train de changer fondamentalement la donne en ce qui concerne le rôle des migrations internationales dans les sociétés actuelles (Kabbanji, 2011).

 

Même si quelques textes ont abordé cette question, il reste l’important défi d’expliquer les tendances actuelles. En particulier, deux questions doivent être davantage étudiées : quels sont et seront les nouveaux besoins en main-d’œuvre des économies des pays développés ? Comment les États nationaux et supra-nationaux vont-ils réagir à ces nouveaux besoins ?

 

À l’heure actuelle, la réponse des gouvernements va dans le sens de la restriction de la migration permanente au profit de la circularité et de la migration temporaire, avec comme conséquence l’apparition de nouvelles catégories de non-citoyens. Ce nouveau paradigme impliquerait la « substitution du concept de migration par celui  de mobilité », cette dernière constituant la situation la plus propice pour l’ optimisation des bénéfices (Pellerin, 2011). Peut-on parler ici de contradictions fondamentales entre le néolibéralisme qui fait la promotion de la libre circulation du capital, des biens et des services, et le nouveau modèle protectionniste de gestion migratoire axé sur la flexibilité et la circularité ?

 

Et surtout, pour combien de temps encore la contradiction va-t-elle se maintenir ? La deuxième dimension, qui doit être davantage intégrée dans les théories migratoires, concerne les droits à octroyer aux migrants. Il s’agit d’un paradigme qui sort des sentiers purement utilitaristes en proposant d’inclure, dans les paramètres politiques, la question des droits des migrants. Les recherches sur cette question demeurent encore trop idéologiques et non suffisamment axées sur l’étude des conditions concrètes dans lesquelles vivent les travailleurs migrants et les membres de leur famille. Ce qui importe ici est d’introduire la question des droits comme partie intégrante des politiques migratoires (Piché, 2009).

 

 


Chapitre II :

PRINCIPE DE L’INTENGIBILITÉ DES FRONTIÈRES INTERNATIONALES

 

Section 1. LE DROIT DES PEUPLES A L’AUTODETERMINATION ET A LA SOUVERAINETE PERMANENTE SUR LEURS RESSOURCES NATURELLES SOUS L’ANGLE DES DROITS HUMAINS

 

1. Le droit des peuples à l’autodétermination

 

Le droit des peuples à l’autodétermination (ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) est un pilier du droit international contemporain.

 

Depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies en 1945, il a constitué la base juridique et politique du processus de décolonisation qui a vu naître plus de 60 nouveaux Etats dans la deuxième partie du 20ème siècle. Il s’agit d’une conquête historique, même si celle-ci concordait avec la volonté de certaines puissances internationales de faire éclater les « chasses gardées » des empires coloniaux de l’époque (européens principalement). Ces dernières décennies, plusieurs dizaines d’Etats ont été créés sur cette base, concrétisant le droit à l’autodétermination de peuples considérés officiellement comme colonisés ou non.

 

Dans la pratique, la création d’un nouvel Etat n’obéit pas toujours à des critères objectifs et juridiques. En effet, le droit à l’autodétermination peut être instrumentalisé par certaines puissances (régionales ou internationales) ou par de puissants intérêts privés. Ainsi, un nouvel Etat peut être créé et reconnu seulement par un seul Etat[164] ou par un groupe d’Etats[165].

 

Un Etat peut même être créé contre l’avis de la majorité de sa population, comme cela a été le cas avec la constitution de la Bosnie-Herzégovine[166]. C’est dire qu’il faut traiter « le droit à l’autodétermination » avec beaucoup de précautions. Il faut cependant ajouter qu’il n’est pas forcément aisé de faire reconnaître une telle création unilatérale, même lorsqu’elle peut être justifiée.

 

En effet, pour être admis comme membre à l’ONU, il faut, entre autres, que le nouvel Etat soit reconnu par d’autres Etats, que le Conseil de sécurité le recommande à l’Assemblée Générale (sans veto de l’un des cinq membres permanents) et que cette dernière l’accepte par un vote à la majorité des 2/3 de ses membres[167]. Cela nous amène à nous poser les questions suivantes : la création d’un Etat est-elle la seule solution pour que les peuples puissent jouir de leur droit à l’autodétermination ? Et, celle-ci suffit-elle à garantir l’exercice réel de ce droit ?

 

Force est de constater que le système international actuel permet l’émergence de régimes totalitaires et corrompus, dans un monde où les principes démocratiques et les droits humains ne sont pas partout promus et appliqués avec vigueur et cohérence. Pire, ces derniers sont vidés de leur substance par la promotion et la mise en œuvre d’un ordre économique injuste et inégal qui entraîne la privatisation et la marchandisation de presque tous les domaines de la vie, y compris la fonction régalienne des Etats qu’est la défense.

 

Dans ce contexte, on ne soulignera jamais assez la responsabilité et le rôle des Etats puissants, mais aussi des institutions financières et commerciales internationales ainsi que des sociétés transnationales, dans l’absence de respect et de mise en œuvre effective du droit à l’autodétermination des peuples.

 

Le droit à l’autodétermination qui, faut-il le rappeler, comporte une forte dimension politique. A l’heure où le pillage des ressources naturelles des pays du Sud a pris une nouvelle dimension – avec par exemple l’acquisition de millions d’hectares de terres par des Etats tiers ou des sociétés transnationales – il est nécessaire de réhabiliter le droit à la souveraineté des peuples sur leurs richesses et ressources naturelles, composante essentielle du droit à l’autodétermination.

 

2. Textes pertinents relatifs au droit à l’autodétermination

 

Le droit à l’autodétermination et à la souveraineté des peuples sur leurs richesses et ressources naturelles a été consacré dans un nombre important d’instruments internationaux et régionaux.

 

2.1. AU NIVEAU DU SYSTEME INTERNATIONAL

 

Le droit à l’autodétermination (le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) a une place centrale dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et dans les deux Pactes internationaux relatifs aux droits humains de 1966. De nombreuses déclarations et résolutions onusiennes sont également consacrées essentiellement à ce droit.

 

La Charte commence par l’expression « Nous, peuples des Nations Unies » et énonce, dans son article premier qui proclame les buts des Nations Unies, l’objectif de « Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ».

 

Dans son article 55, la Charte rappelle le même objectif, en prévoyant que l’ONU entend promouvoir le développement économique et social, la coopération internationale et le respect universel des droits humains : « en vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ». La Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux[168] constitue la première contribution significative de l’ONU à la définition du droit à l’autodétermination[169]. Elle a été adoptée car les Etats étaient persuadés : « que le processus de libération était irrésistible et irréversible et que, pour éviter de graves crises, il fallait mettre fin au colonialisme et à toutes les pratiques de ségrégation et de discrimination dont il s’accompagne »[170].

 

Dans cette Déclaration, les Etats ont reconnu que « tous les peuples ont le droit à l’autodétermination » et ils ont proclamé solennellement que : « La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l'homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales ».

 

Cette Déclaration a servi de base juridique et politique aux mouvements de libération nationale qui ont été à l’origine de la vague de décolonisation qui a débuté dans les années 1960. Avec l’adoption des deux Pactes et de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, ce droit est étendu à tous les peuples, colonisés ou non.

 

Les deux Pactes – le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques – consacrent dans les mêmes termes le droit des peuples à l’autodétermination.

 

Selon l’article 1er commun aux deux Pactes :

 

1)  Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.

2) Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l'intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance.

3) Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d'administrer des territoires non autonomes et des territoires sous-tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies.

 

Il faut souligner également que les Etats signataires de ces deux Pactes[171] s’engagent à mettre en œuvre les droits y figurant pour toute personne relevant de leur juridiction sans aucune distinction ni discrimination (basées notamment sur le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique, l’origine ethnique ou le statut social).

 

Quant à la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, elle a été adoptée par consensus par l’Assemblée Générale de l’ONU en 1970.

 

Dans cette déclaration, c’est le droit de tous les peuples « de déterminer leur statut politique, en toute liberté et sans ingérence extérieure, et de poursuivre leur développement économique, social et culturel » qui est consacré[172].

 

Dans la même Déclaration, l’ONU a défini le fait de « soumettre des peuples à la subjugation, à la domination ou à l'exploitation étrangère » comme violation du droit à l’autodétermination, contraires à sa Charte. Et elle a proclamé que : « Les Etats doivent conduire leurs relations internationales dans les domaines économique, social, culturel, technique et commercial conformément aux principes de l'égalité souveraine et de la non-intervention ; conformément à la Charte des Nations Unies ».

 

En vertu de cette Déclaration également, les Etats ont le devoir de promouvoir le droit à l'autodétermination des peuples. Ce point est très important, mais il peut être interprété de différentes manières par différents acteurs, comme cela a été relevé en introduction.

 

Adoptée un an auparavant, la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social[173] considère « la souveraineté permanente de chaque nation sur ses richesses et ressources naturelles » comme une des conditions primordiales dans ce domaine.

 

La Déclaration sur le droit au développement[174] établit des liens très clairs avec le droit à l’autodétermination des peuples et leur droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles. Les articles 1er et 5 sont les plus explicites :

 

Ø Article 1er :

 

1)  Le droit au développement est un droit inaliénable de l'homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l'homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés, et de bénéficier de ce développement.

2) Le droit de l'homme au développement suppose aussi la pleine réalisation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui comprend, sous réserve des dispositions pertinentes des deux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme, l'exercice de leur droit inaliénable à la pleine souveraineté sur toutes leurs richesses et leurs ressources naturelles.

 

Ø Article 5 : Les Etats prennent des mesures décisives pour éliminer les violations massives et flagrantes des droits fondamentaux des peuples et des êtres humains qui se ressentent de situations telles que celles qui résultent de l'apartheid, de toutes les formes de racisme et de discrimination raciale, du colonialisme, de la domination et de l'occupation étrangères, de l'agression, de l'intervention étrangère et de menaces contre la souveraineté na- tionale, l'unité nationale et l'intégrité territoriale, de la menace de guerre ainsi que du refus de reconnaître le droit fondamental des peuples à disposer d'eux-mêmes.

 

La Déclaration sur le droit au développement insiste également sur le droit et le devoir de chaque Etat de : « formuler des politiques de développement national appropriées ayant pour but l’amélioration constante du bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus, fondée sur leur participation active, libre et utile au développement et à la répartition équitable des avantages qui en résultent ».

 

Comme nous l’avons écrit dans une précédente publication sur le droit au développement : « pour la réalisation effective du droit au développement, les deux principes suivants doivent être scrupuleusement respectés : le droit des peuples à décider de leurs propres politiques de développement et la participation populaire à toutes les étapes de la prise des décisions concernant tous les aspects des politiques du développement (…) »[175].

 

Il faut encore indiquer que l’article I.2 de la Déclaration et le Programme d’action de Vienne[176], adoptés en 1993, précise que : « Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel. Compte tenu de la situation particulière des peuples soumis à la domination coloniale ou à d'autres formes de domination ou d'occupation étrangères, la Conférence mondiale sur les droits de l'homme reconnaît que les peuples ont le droit de prendre toute mesure légitime, conformément à la Charte des Nations Unies, pour réaliser leur droit inaliénable à l'autodétermination. Elle considère que le déni du droit à l'autodétermination est une violation des droits de l'homme et souligne qu'il importe que ce droit soit effectivement réalisé. En application de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, ce qui précède ne devra pas être interprété comme autorisant ou encourageant toute mesure de nature à démembrer ou compromettre, en totalité ou en partie, l'intégrité territoriale ou l'unité politique d'Etats souverains et indépendants respectueux du principe de l'égalité de droits et de l'autodétermination des peuples et, partant, dotés d'un gouvernement représentant la totalité de la population appartenant au territoire, sans distinction aucune ».

 

A l’issue de cette section, nous pouvons conclure que le droit à l’autodétermination a été consacré comme un droit humain fondamental en droit international.

 

Comme l’a affirmé l’expert onusien Aureliu Cristescu : « En tant qu’un des droits fondamentaux de l’homme, la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est liée à la reconnaissance de la dignité humaine des peuples, car il existe un rapport entre le principe de l’égalité de droits et de l’autodétermination des peuples et le respect des droits fondamentaux de l’homme et de la justice. Le principe de l’auto- détermination est le corollaire naturel du principe de la liberté individuelle et la sujétion des peuples à une domination étrangère constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme »[177].

 

2.2. AU NIVEAU REGIONAL

 

Il y a de nombreux traités régionaux de protection des droits humains – parmi lesquels la Convention européenne des droits de l’homme – mais seulement les suivants protègent, directement ou indirectement, le droit des peuples à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles :

 

1)   la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ;

2)  l’Acte final d’Helsinki ; et

3)  la Charte et la Convention américaines des droits de l’homme.

 

A. LA CHARTE AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES

 

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été adoptée en 1981. Elle a été ratifiée par les 53 Etats-membres de l’Union africaine. C’est le traité qui reconnaît de la manière la plus explicite et la plus complète le droit des peuples à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles.

 

Pas moins de cinq articles lui sont consacrés. Dans son article 19, la Charte africaine proclame que :« tous les peuples sont égaux » et « jouissent de la même dignité et ont les mêmes droits ». Elle prévoit également que « rien ne peut justifier la domination d’un peuple par un autre ».

 

L’article 20 de la Charte africaine consacre ensuite le droit à l’autodétermination des peuples africains de la manière suivante : « Tout peuple a droit à l'existence. Tout peuple a un droit imprescriptible et inaliénable à l'autodétermination. Il détermine librement son statut politique et assure son développement économique et social selon la voie qu'il a librement choisie. Les peuples colonisés ou opprimés ont le droit de se libérer de leur état de domination en recourant à tous moyens reconnus par la Communauté internationale. Tous les peuples ont droit à l'assistance des Etats parties à la présente Charte, dans leur lutte de libération contre la domination étrangère, qu'elle soit d'ordre politique, économique ou culturel ».

 

Dans son article 21, la Charte africaine reconnaît de manière détaillée le droit des peuples africains à la libre disposition de leurs richesses et ressources naturelles, en prévoyant ce qui suit :

 

1)     Les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Ce droit s'exerce dans l'intérêt exclusif des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé.

2)    En cas de spoliation, le peuple spolié a droit à la légitime récupération de ses biens ainsi qu'à une indemnisation adéquate.

3)    La libre disposition des richesses et des ressources naturelles s'exerce sans préjudice de l'obligation de promouvoir une coopération économique internationale fondée sur le respect mutuel, l'échange équitable, et les principes du droit international.

4)    Les Etats parties à la présente Charte s'engagent, tant individuellement que collectivement, à exercer le droit de libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, en vue de renforcer l'unité et la solidarité africaines.

5)    Les Etats parties à la présente Charte s'engagent à éliminer toutes les formes d'exploitation économique étrangère, notamment celle qui est pratiquée par des monopoles internationaux, afin de permettre à la population de chaque pays de bénéficier pleinement des avantages provenant de ses ressources nationales.

 

Dans les articles suivants, la Charte africaine consacre le droit des peuples africains au développement économique, social et culturel et à la jouissance égale du patrimoine commun de l’humanité (article 22), leur droit à la paix et à la sécurité (article 23) et leur droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement (article 24).

 

B. L’ACTE FINAL D’HELSINKI

 

Adopté le 1er août 1975, l’Acte final d’Helsinki constitue le texte fondateur de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui a permis le rapprochement entre les pays de l’Est et de l’Ouest européen. Si ses dix chapitres portent essentiellement sur les relations entre les Etats signataires (la souveraineté et l’intégrité territoriale de ces Etats en particulier[178]), son chapitre VIII est consacré au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et ce de manière très progressiste. En vertu de ce chapitre : « Les Etats participants respectent l'égalité de droits des peuples et leur droit à disposer d'eux-mêmes, en agissant à tout moment conformément aux buts et aux principes de la Charte des Nations Unies et aux normes pertinentes du droit international, y compris celles qui ont trait à l'intégrité territoriale des Etats.

 

En vertu du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes,  tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu'ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure, et de poursuivre à leur gré leur développement politique, économique, social et culturel. Les Etats participants réaffirment l'importance universelle du respect et de l'exercice effectif par les peuples de droits égaux et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, pour le développement de relations amicales entre eux de même qu'entre tous les Etats; ils rappellent également l'importance de l'élimination de toute violation de ce principe, quelque forme qu'elle prenne ».

 

C. LA CONVENTION AMERICAINE DES DROITS DE L’HOMME

 

La Convention américaine des droits de l’homme ne reconnaît pas explicite- ment le droit à l’autodétermination, mais elle consacre plusieurs droits qui peuvent être utilisés pour protéger les droits des peuples sur leurs richesses et ressources naturelles. Parmi ces droits, les plus importants sont le droit à la vie (art. 4), le droit à la reconnaissance de la dignité (art. 11) et le droit à la propriété privée, dont l’usage et la jouissance peuvent être subordonnés par la loi à l’intérêt social (art. 21). Par contre, la Charte de l'Organisation des Etats américains affirme en son article 3 que : « b. L'ordre international est basé essentiellement sur le respect de la personnalité, de la souveraineté et de l'indépendance des Etats ainsi que sur le fidèle accomplissement des obligations découlant des traités et des autres sources du droit international; (…) e. Chaque Etat a le droit de choisir, sans ingérence extérieure, son système politique, économique et social, et le mode d'organisation qui lui convient le mieux. Il a pour devoir de ne pas intervenir dans les affaires des autres Etats. Sous réserve des dispositions précédentes, les Etats américains coopèrent largement entre eux, indépendamment de la nature de leurs systèmes politiques, économiques et sociaux ».

 

3. Exercice du droit à l'autodétermination

 

En droit international, la doctrine indique qu’il y a deux aspects du droit à l’autodétermination : externe (international) et interne (national). Cette division est plutôt formelle, étant donné que ces deux aspects ne peuvent pas exister l’un sans l’autre. Cependant, il est évident que l’indépendance politique formelle ne signifie pas pour autant qu’un peuple jouit réellement de son droit à l’autodétermination.

 

Nous examinerons, à cet effet, l’exercice du droit à l’autodétermination au niveau international (externe) et national (interne).

 

3.1. AU NIVEAU DU SYSTEME INTERNATIONAL

 

A. DIFFERENTES FORMES DE L’EXERCICE DU DROIT A L’AUTODETERMINATION

 

Un peuple ayant le droit à l’autodétermination au niveau international (externe) a le choix entre plusieurs manières d’exercer ce droit. Selon la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies déjà mentionnée : « La création d'un Etat souverain et indépendant, la libre association ou l'intégration avec un Etat indépendant ou l'acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple constituent pour ce peuple des moyens d'exercer son droit à disposer de lui-même ».

 

Si certains peuples ont choisi la libre association (Suisse), d’autres se sont constitués en fédération (Allemagne, Brésil, Russie…), d’autres encore ont « hérité » des formes les plus diverses (Etat centralisateur, monarchie, etc.). Bien qu'il soit difficile de tirer des conclusions générales, on peut observer que les Etats constitués en fédération ou en confédération offrent plus de possibilités aux peuples qui les composent d’exercer leur droit à l’autodétermination. Cependant, le fait d’être gouverné par une « monarchie formelle » ne signifie pas pour autant que les citoyens et/ou les peuples qui la composent ont moins de possibili- tés (Royaume-Uni).

 

B. AUDODETERMINATION DES PEUPLES COLONISES

 

Dans la Charte des Nations Unies et dans les déclarations adoptées dans les an- nées 1960 et 1970 (voir ci-dessus), le droit à l’autodétermination a été consacré pour donner une base juridique à l’autodétermination des peuples colonisés. Dans ce cadre, l’exercice du droit à l’autodétermination a une dimension externe/internationale, puisqu’il s’agit de permettre la décolonisation et l’indépendance des peuples colonisés.

 

Dans sa Recommandation générale n°21 sur le droit à l’autodétermination, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a précisé ce qui suit : « L'aspect extérieur [indépendance] de l'autodétermination est que tous les peuples ont le droit de déterminer librement leur statut politique et leur place dans la communauté internationale sur la base du principe de l'égalité des droits et ainsi que l'illustrent la libération des peuples du colonialisme et l'interdiction de la soumission des peuples à la sujétion, la domination et l'exploitation étrangères »[179].

 

Dans la très grande majorité des cas, les peuples colonisés ont choisi l’indépendance et ils se sont constitués en Etats souverains dans les limites des anciennes frontières coloniales (principe de l’uti possidetis). L’exercice de leur droit à l’autodétermination n’est donc pas entré en conflit avec l’intégrité territoriale d’autres Etats souverains. Ce sont les pouvoirs coloniaux ou les occupants qui ont dû partir[180].

 

Cependant, il faut souligner que le découpage colonial avait divisé de nombreux peuples. Avec la décolonisation, ces derniers restent écartelés sur les territoires de plusieurs Etats. L’exemple le plus flagrant est la configuration du continent africain où les frontières étatiques sont délimitées avec une « précision géométrique ».

 

A signaler ici que les nouveaux Etats optèrent en général délibérément pour la conservation des frontières coloniales, pour ne pas compliquer la situation, et voulurent d’emblée mettre l’accent sur l’unité africaine à construire. C’était un pari et il est encore d'actualité, comme nous le démontrent de nombreux conflits dits ethniques, attisés ou non de l’extérieur.

 

Cela dit, comme l’a rappelé la Cour internationale de justice dans l’affaire du Sahara occidental, un des éléments les plus importants dans l’exercice du droit à l’autodétermination est « l'expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire » concerné[181]. Elle avait déjà exprimé cet avis dans l’affaire de la Namibie, occupée à cette époque par l’Afrique du Sud[182].

 

C. AUTODETERMINATION DE TOUS LES PEUPLES

 

De nombreux juristes internationaux s’efforcent de prouver que les dispositions des deux Pactes internationaux relatif aux droits humains n’ont pas une portée générale et que l’intention des rédacteurs desdits Pactes, dans le contexte de l’époque, était de donner une base juridique à la décolonisation. Quelle que soit l’intention des rédacteurs en question, il est clair que l’article premier commun aux deux Pactes précité concerne tous les peuples.

 

Cependant, pour un peuple donné, la meilleure manière de jouir de son droit à l’autodétermination n’est pas forcément de se constituer en Etat indépendant. Il est vrai que si chacun des peuples parlant l’une des 6.000 langues recensées dans le monde[183] (pour autant que l’on retienne ce seul critère pour définir un peuple) choisissaient cette voie, la gestion des relations internationales se compliquerait sans doute bien davantage.

 

Dans le même ordre d’idée, on peut s’interroger sur la capacité de plusieurs mini Etats ou celle des Etats fortement endettés d’exercer réellement leur souveraineté et de participer à la prise de décisions au niveau international. Encore une fois, en l’absence d’une définition du « peuple » en droit international, les questions posées sont bien davantage d'ordre politique que juridique. Il y a lieu de traiter ici un autre point particulièrement sensible.

 

L’intégrité territoriale d’un Etat donné peut être mise en cause et l’intervention, y compris armée, de la « communauté internationale » peut être admise dans deux situations : 1. Les menaces contre la paix et la sécurité internationale ; 2. Des violations graves et systématiques des droits humains.

 

1) Menaces contre la paix et la sécurité internationale

Les menaces contre la paix et la sécurité internationale permettent au Conseil de sécurité de l’ONU d’intervenir dans les affaires intérieures d’un Etat donné. Toutefois, il faut souligner qu’on n’est pas à l’abri d’instrumentalisation de ces notions qui sont d’ailleurs bien souvent utilisées à « géométries variables » par les grandes puissances du moment (cas de l’Afghanistan, de l’Irak, d’Haïti…).

 

2) Violations graves et systématiques des droits humains

 

Force est de constater que de nombreux Etats, multiethniques, ne respectent pas leurs obligations en matière de droits humains en général et du droit à l’autodétermination en particulier. Ainsi, il n’est pas rare d’observer l’accaparement de l’appareil étatique par des membres d’une seule « ethnie », d’un clan pratiquant le népotisme ou encore par une oligarchie.

 

La Déclaration et le Programme d’action de Vienne conditionnent en quelque sorte le respect de l’intégrité territoriale d’un Etat donné au respect « du principe de l'égalité de droits et de l'autodétermination des peuples et, partant, dotés d'un gouvernement représentant la totalité de la population appartenant au territoire, sans distinction aucune ».

 

Dans un tel contexte, la sécession devient légitime, voire un droit, et peut même être autorisée, même si le risque d’instrumentalisation de certaines situations par les puissances du moment n'est pas à exclure. Bien que le cauchemar de la plupart des Etats soit la remise en cause de leur intégrité territoriale et que la Charte des Nations Unies soit très claire à ce sujet (art. 2.4), cela n’a pas empêché les Etats membres de l’ONU (51 à sa création, y compris quelques Etats qui, comme l’Inde, n’était pas encore formellement indépendants), d’en coopter de nouveaux (192 actuellement, la plupart suite aux processus de décolonisation).

 

Comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, la création de nouveaux Etats n’est pas forcément dans l’intérêt des peuples concernés. Cependant il y a des situations où les peuples sont opprimés par leurs propres Etats et ne peuvent pas jouir de leur droit à l’autodétermination.

 

Dans ce cas, le droit international prévoit le droit à la sécession : « La seule hypothèse de reconnaissance d’un droit de sécession envisagée par le droit international est celle de la ‘sécession remède’, c’est-à-dire d’une sécession qui répond à une violation flagrante du droit à l’autodétermination ‘interne’ ».

 

Le Prof. T. Christakis classe le cas du Bangladesh (appelé Pakistan oriental auparavant), qui a accédé à l’indépendance fin 1971 sur les considérations en particulier de violations flagrantes et systématiques des droits humains, dans la catégorie de sécession remède « réussie », même si cette indépendance a été obtenue surtout grâce à l’intervention de l’armée indienne.

 

Plus récemment, le Kosovo[184] a proclamé unilatéralement son indépendance (février 2008), avec l’appui de certaines grandes puissances. Cette proclamation est intervenue suite à l’intervention militaire de l’OTAN (1999) et au placement de cette province sous l’administration de l’ONU[185] sur la base en particulier des considérations suivantes : faire cesser « les violences » à l’égard des Kosovars de souche albanaise par la République de Serbie et faire face à la « catastrophe humanitaire » dans cette province (préoccupation du Conseil de sécurité).

 

Dans son arrêt rendu le 22 juillet 2010, la Cour internationale de Justice a conclu que la déclaration d'indépendance du Kosovo du 17 février 2008 n'a violé ni le droit international général, ni la résolution du Conseil de sécurité précitée, ni le cadre constitutionnel[186]. Cet avis n’est partagé ni par la République de Serbie, qui considère le Kosovo comme une de ses provinces, ni par de nombreux autres Etats.

 

Dans ce cadre, le système politique de l’Ethiopie constitue un exemple intéressant qui mérite d’être évoqué. En effet, la nouvelle constitution de ce pays (1994) reconnaît le droit unilatéral et sans restriction à l’autodétermination à « chaque nation » qui le compose (neuf Etats et 80 peuples recensés).

 

Le Président de l’Ethiopie (devenue République fédérale démocratique d'Ethiopie) de l’époque, Meles Zenawi, explique ce choix par les propos suivants : « Pendant 30 ans, le gouvernement a essayé de créer une Éthiopie d'une nature homogène. Il a tenté d'éliminer les différences de langage, de culture et ainsi de suite.... Ce que nous voulons dire, c'est qu'il n'est pas nécessaire pour nous d'être homogènes pour être unis ».

 

3.2. AU NIVEAU NATIONAL

 

A. LE DROIT A LA LIBRE PARTICIPATION AUX AFFAIRES PUBLIQUES

 

Dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies citée plusieurs fois dans la présente brochure, l’Assemblée générale a précisé que, dans le cadre du droit des peuples à l’autodétermination, tous les Etats ont le devoir de favoriser le respect universel et effectif des droits humains et des libertés fondamentales, conformément à la Charte des Nations Unies et à la Déclaration universelle des droits de l’homme.

 

La Déclaration universelle des droits de l’homme prévoit en son article 21 la participation de tout un chacun aux affaires publiques :

 

1)  Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis.

2) Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques de son pays.

3) La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote ».

 

Le Pacte international relatif aux droits civils et politique stipule le même droit en son article 25. Pour le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale : « Le droit à l'autodétermination comporte un aspect intérieur [au niveau national], qui est le droit de tous les peuples de poursuivre librement leur développement économique, social et culturel sans ingérence extérieure. A cet égard, il existe un lien avec le droit de tout citoyen de prendre part à la conduite des affaires publiques à tous les échelons (…). En conséquence, les gouvernements doivent représenter l'ensemble de la population, sans distinction de race, de couleur, d'origine ou d'appartenance nationale ou ethnique »[187].

 

Au vu de ces considérations, tous les peuples présents sur un territoire d’un Etat donné doivent pouvoir participer réellement aux affaires publiques, tant nationales qu’internationales (négociations sur les traités commerciaux par exemple). En tenant compte du fait qu’il existe moins de 10% d’Etats « homogènes » dans le monde, la tâche semble ardue. Mais la solution réside dans le respect et la mise en œuvre effective des droits humains partout dans le monde – compris non seulement comme des droits individuels mais aussi collectifs, au niveau national comme au niveau international ainsi que le respect par les Etats de leurs obligations en vertu des instruments cités dans la présente brochure.

 

B. AUTODETERMINATION DES PEUPLES AUTOCHTONES

 

Jusqu’à récemment, le seul instrument international offrant une protection spécifique aux droits des peuples autochtones était la Convention n°169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989, ratifiée à ce jour par 17 Etats. Cette Convention est importante car elle protège plusieurs droits fondamentaux des peuples autochtones. Les articles 13 à 17, en particulier, consacrent les droits des peuples autochtones à leurs terres et à leurs territoires et leur droit de participer à l’utilisation, à la gestion et à la conservation de leurs ressources. Ils consacrent également les droits des peuples autochtones à la consultation avant toute utilisation des ressources situées sur leurs terres et l’interdiction de les déplacer de leurs terres et territoires.

 

L’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones par le Conseil des droits de l’homme en juin 2006, et par l’Assemblée Générale en septembre 2007, permet de renforcer la protection des droits des peuples autochtones, en allant plus loin que la Convention de l’OIT[188].

 

La Déclaration commence par reconnaître que les peuples autochtones ont le droit de jouir pleinement, soit collectivement soit individuellement, de tous les droits humains et de toutes les libertés fondamentales reconnus dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et le droit international des droits de l’homme. Puis elle va plus loin, en reconnaissant le droit des peuples autochtones à l’autodétermination et leurs droits sur leurs terres et ressources.

 

La Déclaration constate les injustices commises pendant la colonisation et évoque les menaces qu'implique actuellement la mondialisation. Elle protège les savoirs traditionnels, la biodiversité et les ressources génétiques et impose des limites aux activités que des tiers peuvent mener sur les territoires des peuples autochtones.

 

Si la Déclaration consacre le droit des peuples autochtones à l'autodétermination, il faut cependant relever qu'elle se garde de définir les « peuples autochtones ». De plus, si l'art. 3 de la Déclaration affirme sans équivoque le droit des peuples autochtones à l'autodétermination[189], son art. 4 évoque seulement l'autonomie dans le cadre de l'Etat dans lequel vivent les peuples autochtones concernés[190]. Potentiellement, le droit à l’autodétermination des peuples autochtones et celui des Etats dans lesquels ils vivent pourraient entrer en conflit, surtout s’il n’y a pas de concertation sur les intérêts divergents des divers acteurs mentionnés, ni le respect des droits humains fondamentaux et des principes démocratiques. Comme exemples positifs, notons que plusieurs pays d’Amérique latine semblent être sur la bonne voie. En effet, les nouvelles constitutions adoptées par la Bolivie, l’Equateur et le Venezuela accordent une autonomie large aux peuples autochtones.

 

4. Obligations des états et mise en oeuvre au niveau national

 

Comme on vient de le voir, le droit à l’autodétermination et à la souveraineté permanente sur les ressources naturelles est un droit fondamental reconnu dans de nombreux instruments internationaux et régionaux, mais rarement respecté pleinement dans les faits et dans toutes ses dimensions. Si la plupart des Etats ne l’ont pas englobé explicitement dans leur législation nationale, l’écrasante majorité des Etats ont ratifié les deux Pactes internationaux relatif aux droits humains et tous les Etats membres de l’ONU sont tenus d’honorer la Charte des Nations Unies. A ce titre, ils ont l’obligation de respecter, de protéger et de mettre en œuvre le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des ressources naturelles des peuples.

 

4.1. OBLIGATIONS DES ETATS

 

Le droit international prévoit des obligations pour les Etats corrélativement au droit des peuples à l’autodétermination au niveau international. En vertu des deux Pactes internationaux relatifs aux droits humains de 1966 et de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats et conformément à la Charte des Nations Unies déjà citée, ces obligations sont à la fois négatives et positives.

 

Premièrement, tout Etat a le devoir de respecter le droit à l’autodétermination en conformité avec la Charte des Nations Unies.

 

Deuxièmement, tout Etat a le devoir de favoriser la réalisation du droit des peuples à l’autodétermination et d’aider l’ONU à s’acquitter de ses responsabilités dans l’application de ce principe, afin de :

 

- Favoriser les relations amicales et la coopération entre les Etats ;

- Mettre rapidement fin au colonialisme en tenant dûment compte de la volonté librement exprimée des peuples intéressés[191].

 

Le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles implique également des obligations pour les Etats. Comme le prévoit la résolution sur la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, adoptée en 1962, le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles doit toujours « s’exercer dans l’intérêt du développement national et du bien-être de la population de l’Etat intéressé. » L’obligation la plus importante est donc d’utiliser les richesses et ressources naturelles pour améliorer le bien-être de l’ensemble de la population d’un Etat donné et de chacun de ses composants, en tenant compte du fait que les intérêts des uns et des autres peuvent parfois être contradictoires.

 

En vertu des deux Pactes des Nations Unies de 1966, le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles doit s’exercer dans le but de permettre la réalisation des autres droits consacrés dans les Pactes ; il doit favoriser la réalisation des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels des peuples. En utilisant ses richesses et ressources naturelles, un Etat doit veiller à respecter, protéger et réaliser les droits humains de tous ses composants.

 

Dans de nombreux cas, cela implique simplement de respecter l’utilisation traditionnelle des richesses et ressources naturelles par la population locale. Dans d’autres cas, cela nécessite de protéger la population locale contre des tiers puissants, comme les entreprises transnationales, qui pillent ou détruisent les richesses et ressources naturelles. Quand les richesses et ressources naturelles sont inexploitées et que la population locale est dans l’incapacité d’exercer ses droits fondamentaux, par exemple en raison de la pauvreté, cela implique que l'Etat utilise les richesses et ressources naturelles pour améliorer le bien-être de la population (réaliser).

 

4.2. OBLIGATIONS DES AUTRES ENTITES

 

Par « autres entités », nous entendons des entités dites non étatiques qui ont une influence importante, voire décisive, sur l’exercice du droit à l’autodétermination. Il s’agit des institutions financières et commerciales internationales (FMI, Banque Mondiale et Organisation Mondiale du Commerce) mais aussi des sociétés transnationales (STN).

 

Bien que les premières soient des institutions interétatiques et à ce titre tenues de respecter la Charte de l’ONU et les instruments internationaux en matière de droits humains, dont le droit à l’autodétermination, elles défendent bien souvent les intérêts du secteur privé en favorisant la mainmise des STN sur toute activité économique, ce qui entrave indéniablement l’exercice de la souveraineté de nombreux Etats. Dans divers domaines, autant les institutions financières et commerciales internationales que les STN ignorent leurs obligations en matière des droits humains et nombre de leurs activités entraînent des violations du droit à l’autodétermination.

 

4.3. OBLIGATIONS DES ETATS TIERS

 

En cas de violations des droits humains dans un pays donné, les accusations sont portées bien souvent contre l'Etat concerné, parfois les STN, mais guère contre les Etats tiers dominants. Pourtant, l’exercice du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles a une forte composante internationale. Dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les Etats se sont engagés à coopérer en vue d’assurer le plein exercice des droits consacrés et ils ont proclamé qu’ « en aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance ».

 

En conséquence, les Etats tiers ont l’obligation de respecter le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles, notamment en s’abstenant de prendre des mesures qui priveraient un peuple de ses moyens de subsistance. Ils ont également l’obligation de favoriser l’exercice de ce droit dans les autres Etats, notamment à travers la coopération et l’assistance internationales.

 

A ce propos, les Etats se doivent d'être solidaires avec un Etat qui manque de moyens pour honorer ses engagements en matière des droits économiques, sociaux et culturels. Les obligations pour les Etats tiers peuvent se traduire dans la pratique par l’obligation de respecter le mode de développement adopté par un peuple/Etat donné, de ne pas imposer des traités commerciaux qui porteraient atteinte aux droits humains, de ne pas encourager les activités des STN dommageables à l’environnement et à l’exercice des droits humains, etc.

 

5. Exemples de mise en œuvre au niveau national

 

Depuis la consécration du droit à l’autodétermination dans la Charte des Nations Unies, en 1945, de nombreux peuples colonisés sont devenus indépendants et se sont constitués en Etats souverains. Ils ont ainsi suivi la voie tracée par les peuples colonisés d’Amérique latine, dont la majorité est devenue indépendante au 19ème siècle. Mais s’ils ont acquis leur indépendance politique depuis des décennies, la plupart de ces Etats sont restés longtemps ou restent encore économiquement dépendants des anciennes puissances coloniales, et beaucoup ne sont toujours pas en mesure de poursuivre leur développement économique, social et culturel en toute liberté et sans ingérence extérieure.

 

Tout aussi problématique est le fait qu’à l’intérieur de nombreux Etats, de nombreux peuples continuent à être opprimés, ou tenus en position subalterne, et ne sont toujours pas en mesure d’exercer leurs droits sur leurs richesses et ressources naturelles. La Bolivie et la Norvège peuvent être citées en exemple parmi les Etats qui mettent en œuvre le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles au niveau national, en utilisant leurs richesses et ressources naturelles pour améliorer le bien-être de leur population.

 

5.1. BOLIVIE

 

La Bolivie possède des richesses et ressources naturelles très importantes. Elle est particulièrement riche en métaux – argent, or, fer, zinc, étain et lithium – en gaz naturel et en pétrole. Pendant la colonisation, ce sont les métaux qui ont été exploités par l’Empire espagnol et, depuis son indépendance, la Bolivie a continué de baser une importante partie de son économie sur l’exportation de l’argent et de l’étain. Mais, depuis les années 1990, de vastes réserves de gaz naturel et de pétrole ont été découvertes en Bolivie – les plus importantes réserves de gaz naturel en Amérique latine après le Venezuela – et le gaz naturel est aujourd’hui le premier produit exporté par les Boliviens. Avec l’augmentation des prix du gaz et du pétrole sur le marché international, les revenus se sont considérablement accrus. Mais, la privatisation des réserves de gaz et de pétrole au milieu des années 1990, sous le gouvernement Sánchez de Lozada, a entraîné une diminution des revenus étatiques au profit des entreprises transnationales étrangères.

 

Après la « guerre de l’eau » qui a forcé le gouvernement Sánchez de Lozada à dénoncer la privatisation de l’eau entreprise à la fin des années 1990, le projet d’exporter du gaz naturel vers les Etats-Unis et le Mexique a débouché sur la « guerre du gaz » en septembre/octobre 2003, opposant les organisations indigènes, paysannes et syndicales au gouvernement. Après des semaines de confrontation et 53 morts parmi les opposants, la guerre du gaz a eu raison du Président Sánchez de Lozada, qui a été forcé de démissionner. Le Vice-président Carlos Mesa a alors assumé la Présidence. Il a accepté les revendications populaires, parmi lesquelles l’élaboration d’une nouvelle Constitution et la nationalisation des ressources naturelles, et a fait passer une loi sur les hydrocarbures, prévoyant de taxer jusqu’à 50% des revenus gaziers et pétroliers. Mais il n’a jamais tenu ses promesses sur la nationalisation des ressources naturelles et il a été lui aussi forcé de démissionner.

 

L’élection d’Evo Morales à la Présidence de la République en décembre 2005 marque un tournant dans l’histoire de la Bolivie. Après 500 ans d’exploitation des ressources naturelles et de la population indigène, le premier Président indigène de l’histoire de la Bolivie a promis de mettre un terme au colonialisme et de rétablir la souveraineté nationale sur les ressources naturelles.

 

Dans un pays où un tiers de la population, dont une majorité d’indigènes, vit encore dans l’extrême pauvreté, avec des taux de malnutrition et des inégalités parmi les plus élevés du monde, le nou- veau Président tente de protéger les plus vulnérables tout en mettant un terme à la dépendance politique, économique et culturelle vis-à-vis des puissances étrangères. Le 1er mai 2006, il a annoncé la nationalisation des ressources pétrolières et gazières.

 

L’Etat est redevenu propriétaire de ses ressources et les compagnies privées ont été autorisées à les exploiter sous son contrôle, en reversant entre 60 et 82% de leurs revenus à l’Etat. Les compagnies étrangères présentes en Bolivie – parmi lesquelles Petrobras (Brésil), Repsol (Espagne), Total (France) et British Gas (Royaume-Uni) – ont accepté les nouvelles conditions, étant donné qu’elles continuent à engranger des profits importants.

 

Même si cette nationalisation ne signifie pas que la Bolivie a retrouvé une souveraineté totale, ni qu’elle constitue un modèle de développement (car l’économie bolivienne reste dépendante des rentes de ressources non renouvelables), cette nouvelle donne a entraîné une hausse spectaculaire du budget de l’Etat national et des départements régionaux, qui ont pu investir massivement dans l’éducation[192], la santé et la souveraineté alimentaire.

 

En 2007, la Bolivie a intégré la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dans son droit interne et, en 2009, elle a adopté une nouvelle Constitution concrétisant le droit de la nation bolivienne à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles tout en consacrant les droits des peuples autochtones et paysans sur leurs propres ressources[193].

 

5.2. NORVEGE

 

La Norvège, comme la Bolivie, a des richesses et ressources naturelles très im- portantes, en particulier en minéraux, en pétrole et en gaz. Après avoir découvert d’immenses gisements de pétrole off shore dans la mer du Nord – les plus importants du monde – à la fin des années 1960, le gouvernement norvégien a créé la compagnie pétrolière norvégienne Statoil pour les exploiter.

 

Même si la compagnie pétrolière a été partiellement privatisée depuis, le gouvernement norvégien a toujours gardé le contrôle du secteur pétrolier, dans la mesure où il détient 70% des actions de la société. Aujourd’hui, la Norvège est le sixième producteur et le troisième exportateur mondial de pétrole, le pétrole représentant un tiers des exportations du pays.

 

Depuis les années 1970, une importante partie des revenus pétroliers a été utilisée pour financer les politiques sociales mises en œuvre en Norvège, ce qui a permis à ce pays d’un peu moins de cinq millions d’habitants d’être classé depuis dix ans à la première place de l’indice de développement humain du Programme des Nations Unies pour le Développement[194].

 

La Norvège est également le pays dans lequel la liberté de la presse est la plus importante[195] et elle se classe au 11ème rang des pays dans lesquels la corruption est la moins élevée[196], selon les indicateurs les plus cités. Pour investir les profits de l’exploitation et de l’exportation du pétrole et du gaz de manière à ce qu’ils bénéficient également aux générations futures – lorsque les réserves commenceront à s’épuiser –, le gouvernement norvégien a suivi l’exemple d’autres Etats en créant un fonds souverain d’investissement en 1990[197]. Appelé tout d’abord fonds pétrolier, le fonds souverain est devenu le fonds de pension du gouvernement norvégien en 2006.

 

Deuxième fonds souverain le plus important du monde, il dispose aujourd’hui d'un capital de plus de 400 milliards de dollars américains. En 2004, le gouvernement norvégien a pris la décision d’investir ces immenses profits pétroliers selon des critères éthiques. Il a alors adopté des directives en matière d’investissement et a créé un Comité d’éthique indépendant qui est notamment chargé de veiller à ce que les milliers d’entreprises dans lesquelles le fonds norvégien investit ne soient pas impliquées dans les activités suivantes :

 

- violations sérieuses ou systématiques des droits humains, telles que le meurtre, la torture, la privation de la liberté, le travail forcé, les pires formes de travail des enfants et d’autres formes d’exploitation des enfants ; atteintes graves aux droits individuels dans des situations de guerre ou de conflit ;

- dégradation sévère de l’environnement ;

- corruption massive ;

- autres violations particulièrement sérieuses des normes éthiques fondamentales[198].

Les entreprises dans lesquelles le fonds norvégien investit sont également invitées à promouvoir les droits de l’enfant, à limiter leurs impacts négatifs sur le changement climatique et à utiliser les ressources en eau de manière durable.

 

A travers l’utilisation exemplaire et transparente de ses richesses et ressources naturelles, la Norvège favorise donc la réalisation des droits économiques et sociaux de sa population tout en favorisant le respect des droits humains dans les nombreux Etats au sein desquels les entreprises qu’elles financent exercent leurs activités. Il est intéressant de noter par exemple que des entreprises minières, qui polluaient l’environnement et mettaient en danger la santé de la population vivant aux alentours des zones d’extractions, ont été exclues du fonds d’investissement norvégien, tout comme deux entreprises israéliennes impliquées dans la construction de colonies dans les territoires palestiniens occupés[199]. Bien sûr, tout cela ne préjuge pas d’autres aspects de la politique norvégienne, qui pourraient aller à l’encontre des obligations du gouvernement en matière de droits humains.

 

6. Enjeux et obstacles actuels à l’exercice du droit à l’autodétermination

 

Comme nous l’avons déjà souligné, il n’est pas possible de dissocier la souveraineté politique de la souveraineté économique. De plus, « l’égalité souveraine » des Etats au niveau international n’est toujours pas une réalité. On observe à ce propos un décalage gigantesque dans l’exercice de la souveraineté entre certains Etats. Sur ce point, peut-on comparer la capacité et les moyens des Etats-Unis à ceux d’Haïti ou du Burkina Faso, pour ne citer que ces exemples ?

 

De ce point de vue, nous examinerons l’impact des politiques et décisions économiques internationales ou transnationales sur l’exercice du droit à l’autodétermination. Parmi celles-ci, les plus importantes, à nos yeux, sont :

 

-     la dette extérieure et les programmes d’ajustement structurel ;

-     le commerce et les investissements étrangers ;

-     les activités des sociétés transnationales ;

-     les droits de propriété intellectuelle ;

-     la privatisation des services publics ;

-     l’utilisation de mercenaires ;

-     l’exploitation des ressources naturelles, entre autres par l’accaparement des terres à grande échelle.

 

Les domaines mentionnés sont intimement liés et font partie d’une politique choisie (qu’on appelle « Consensus de Washington » ou la mondialisation néolibérale), mise en place progressivement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale par certaines puissances internationales, avec un seul et même but : la perpétuation des relations de domination entre les pays et à l’intérieur d’un pays donné.

 

Dans ce contexte, l’analyse de l’expert onusien Aureliu Cristescu, datant de 1981, garde toute son actualité et sa pertinence : « Alors que le colonialisme dans son sens traditionnel approche de sa fin, l’impérialisme, la politique de force et de diktats continuent d’exister et peuvent se maintenir à l’avenir, sous le masque du néo-colonialisme et des relations de puissance. L’exploitation par les forces coloniales des difficultés et des problèmes que les pays en développement ou récemment libérés affrontent, l’immixtion dans les affaires intérieures de ces Etats et les tentatives de maintenir les relations d’inégalité, surtout dans le secteur économique, constituent de sérieux dangers pour les nouveaux Etats. Le colonialisme, le néo-colonialisme et l’impérialisme utilisent divers procédés pour imposer leur volonté aux nations indépendantes. La pression et la domination économiques, l’immixtion, la discrimination raciale, la subversion, l’intervention et la menace de la force sont des procédés néocolonialistes contre lesquels les nations nouvellement indépendantes doivent se défendre »[200]. La plupart des domaines cités ci-dessus ont déjà fait ou sont en voie de faire l’objet d’une publication du CETIM. Pour cette raison et à cause du manque de place, nous ne proposons ici que de brefs résumés de certains d’entre-eux.

 

6.1. DETTE EXTERIEURE ET PROGRAMMES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL[201]

 

La dette extérieure des Etats, ceux du Sud en particulier, est un réel fardeau et a un impact négatif majeur dans pratiquement tous les domaines de la vie des po- pulations de ces pays et donc sur l’exercice de leur droit à l’autodétermination. Les programmes/Politiques d’Ajustement Structurel (PAS) sont intimement liés à la question de la dette, étant donné qu’ils ont été conçus et imposés par le duo FMI/Banque Mondiale aux pays du Tiers Monde, officiellement « pour réagir aux déséquilibres de l’économie et en particulier au déficit de la balance des paiements de différents pays »[202], suite à la crise du remboursement de la dette au début des années 1980.

 

Le contenu des PAS n’a jusqu'à ce jour guère changé, même si leur appellation a été modifiée à multiples reprises[203], et s’applique bien souvent indistinctement aux pays endettés quelles que soient leurs conditions économiques et sociales : dévaluation de la monnaie locale, réduction des dépenses consacrées aux services publics, suppression du contrôle des prix, imposition du contrôle des salaires, réduction des mesures de réglementation commerciale et du contrôle des changes, privatisations, restriction du crédit intérieur, diminution de l’intervention de l’Etat dans l’économie, élargissement du secteur d’exportation et réduction des importations. Bien que le duo FMI/Banque Mondiale ait perdu ses plus gros « clients » ces dernières années (Argentine, Brésil et Russie en particulier) et que certains pays latino-américains tentent de briser leur dépendance à ce duo en créant la Banque du Sud[204], le rôle de ces institutions financières est maintenu (par la volonté des puissances du moment et ce malgré la récente crise financière qui a secoué le monde) et leur influence continue de faire des ravages dans de nombreux pays.

 

A titre d’exemples, le Kenya et la Zambie consacrent 40% de leur budget annuel au service (intérêts) de leur dette extérieure[205]. En faisant abstraction de la question de la volonté politique de leurs dirigeants, ces Etats peuvent-ils satisfaire les besoins élémentaires de leurs populations (alimentation, eau, logement, santé…) ? Peuvent-ils mener une politique de développement endogène ? Il en est de même aujourd'hui pour la Grèce (faisant pourtant partie des pays du Nord !) qui est soumise aux mêmes conditions, suite à la récente crise financière[206]. Dans de telles conditions, parler de la souveraineté nationale lorsque les peuples n’ont plus rien à dire sur leur avenir relève de la supercherie.

 

6.2. COMMERCE ET INVESTISSEMENTS ETRANGERS68

 

Aujourd'hui, un réseau dense d'accords et de traités économiques et financiers – internationaux, régionaux, sous-régionaux et bilatéraux – s'est mis en place. Ces instruments ont supplanté les instruments fondamentaux du droit international et régional des droits humains – y compris le droit à l’autodétermination des peuples – et subordonné les Constitutions et les lois nationales destinées à promouvoir un développement national harmonieux ainsi que les droits humains, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux.

 

En s'appuyant sur l'application de clauses telles que celle du « traitement le plus favorable », du « traitement national » et de la « nation la plus favorisée », qui figurent dans presque tous ces traités, cet étroit maillage fonctionne comme un système de vases communicants permettant aux politiques néolibérales de s'imposer à l'échelle mondiale et de pénétrer au cœur des Etats où elles désintègrent les économies nationales et génèrent de graves dommages sociaux. Au motif de protéger les investisseurs contre les « expropriations indirectes » ou la perte de « gains attendus », ces accords sont en train de subvertir le droit souverain des Etats récepteurs d'établir des politiques tributaires, salariales ou de protection sociale que les investisseurs pourraient considérer comme affectant leurs « gains attendus » et qui pourraient constituer des « expropriations indirectes ».

 

De même, les Etats perdent avec ces traités leur faculté souveraine de régler les litiges survenus sur leur propre territoire devant leurs tribunaux nationaux.

 

6.3. SOCIETES TRANSNATIONALES

 

Depuis quelques décennies, les Sociétés Transnationales (STN) n'ont eu de cesse d'accentuer leur main-mise sur les ressources naturelles de la planète ; elles dictent leur volonté aux Etats les plus faibles et exploitent les peuples. Directement ou indirectement, elles portent une énorme responsabilité dans la détérioration de l’environnement et dans l’accroissement systématique des violations des droits humains, dont le droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur les ressources naturelles.

 

Ayant l’art d’être à la fois partout et nulle part, elles échappent ainsi pratiquement à tout contrôle démocratique et juridique[207]. Pourtant, en 1974 déjà, l’Assemblée Générale de l’ONU préconisait la réglementation et le contrôle des activités des sociétés transnationales en ces termes : « Tous les efforts devraient être faits pour formuler, adopter et appliquer un code international de conduite pour les sociétés transnationales, afin :

 

a.     de les empêcher de s’ingérer dans les affaires intérieures des pays où elles opèrent et de collaborer avec les régimes racistes et les administrations coloniales ;

b.    de réglementer leurs activités dans le pays d’accueil pour éliminer les pratiques commerciales restrictives et pour que ces activités soient conformes aux plans et objectifs de développement national des pays en voie de développement et, dans ce contexte, de faciliter, si besoin est, le réexamen et la révision des arrangements conclus antérieurement ;

c.     de faire en sorte que ces sociétés fournissent aux pays en voie de développement, à des conditions équitables et favorables, une assistance, des techniques et des conseils en matière de gestion ;

d.    de réglementer le rapatriement des bénéfices que ces sociétés tirent de leurs opérations compte tenu des intérêts légitimes de toutes les parties intéressées ; e) d’encourager ces sociétés à réinvestir leurs bénéfices dans les pays en développement »[208].

 

Faut-il le rappeler, à ce jour, nous ne disposons toujours pas d’un encadrement juridique contraignant au niveau international qui contrôlerait les activités nuisibles des sociétés transnationales sur les droits humains ! Les « Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises », adoptées en 2003 par l’ancienne Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, moisissent dans les tiroirs de l’ONU[209].

 

6.4. PROPRIETE INTELLECTUELLE[210]

 

L'Accord de l'Organisation mondiale du commerce sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC, TRIPS en anglais) est, à juste titre, très critiqué. Mais il existe une série d'accords bilatéraux sur le même thème qui aggravent les dispositions de l'ADPIC, raison pour laquelle on les appelle les « TRIPS-plus ».

 

L’ADPIC est critiqué pour plusieurs raisons. Par exemple, il admet la possibilité d'exclure du système des brevets les êtres vivants, bien que l'article 27, 3 b) de celui-ci précise : « Toutefois, les Membres prévoiront la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens ». Il n'indique pas ce que veut dire un « un système sui generis efficace ».

 

En fait, l'ADPIC laisse la porte ouverte à l’extension du brevetage aux variétés végétales. La majorité des accords bilatéraux en matière de propriété intellectuelle oblige les Etats signataires à adhérer à l'UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales) qui n'est pas mentionnée dans l'ADPIC.

 

L'UPOV a été créée par une convention adoptée en 1961 dont les membres étaient, jusqu'en 1994, uniquement les pays du Nord et l'Afrique du Sud. Mais depuis 1994, les pays du Sud ont commencé à y adhérer. La convention accorde une grande latitude pour breveter des plantes et expose les agriculteurs, pour pouvoir continuer à ensemencer et cultiver, à devoir payer des droits toujours plus élevés aux grandes sociétés transnationales spécialisées dans le génie génétique et dans la biopiraterie.

 

Comme le droit traditionnel concernant les brevets implique que l'objet du brevet soit une invention, ce qui exclut les organismes vivants qu'on trouve dans la nature, l'UPOV a consacré ce qui est appelé les « droits de l'obtenteur » en référence aux variétés végétales nouvelles obtenues par différents moyens, dont les croisements ou les manipulations génétiques. C'est ainsi qu'avec les traités bilatéraux, qui dans leur majorité obligent à adhérer à l'UPOV, les agriculteurs se voient supprimer leur droit fondamental de garder des semences ou de les échanger avec d'autres agriculteurs en vue des semailles suivantes si ces dernières sont protégées par l'enregistrement d'un « droit de l'obtenteur »[211].

 

6.5. PRIVATISATION DES SERVICES PUBLICS

 

L'Etat est la cible privilégiée des politiques néolibérales, appliquées depuis trois décennies un peu partout dans le monde et véhiculées par les institutions financières internationales (FMI/BM), plus précisément, certaines de ses prérogatives jusqu’alors souveraines (éducation et santé entre autres). En effet, selon ces institutions, l’Etat représente un obstacle au développement économique et à ce titre il faut le « réformer ». Ce n’est pas par hasard si lorsque ces institutions imposent leurs conditions (à travers les PAS) à un Etat, elles visent toujours à son affaiblissement (voir ci-dessus).

 

D’ailleurs, le slogan fétiche de ces institutions est « moins d’Etat ». Parmi ces conditions figurent la privatisation des services publics et la réduction des dépenses sociales (eau, alimentation, santé, éducation, logement, transport…), le licenciement des fonctionnaires, la baisse d’impôts, etc. Bref, tout ce qui est nécessaire pour qu’un Etat donné puisse honorer ses obligations en matière de droits économiques, sociaux et culturels. Un seul secteur échappe à leur exigence : les dépenses pour la sécurité.

 

Comme le note judicieusement l’expert onusien Danilo Türk dans son étude consacrée aux PAS : « s’il y a un poste des dépenses nationales qui n’est quasiment jamais touché par les programmes d’ajustement, c’est le poste des dépenses militaires, et ce bien que, dans les pays en développement, les dépenses militaires par habitant soient supérieures aux montants cumulés des crédits consacrés à la santé et à l’éducation[212] ».

 

Pour Jean Ziegler[213], la privatisation est la mort de l’Etat : « La privatisation du monde affaiblit la capacité normative des Etats. Elle met sous tutelle les parlements et les gouvernements. Elle vide de leurs sens la plupart des élections et presque toutes les votations populaires. Elle prive de leur pouvoir régulateur les institutions publiques. Elle tue la loi. De la République, telle que nous l’avons héritée de la Révolution française, il ne reste désormais plus qu’un spectre »[214].

 

6.6. UTILISATION DE MERCENAIRES

 

On appelle « mercenaires » les personnes qui louent leurs services aux gouvernements ou au secteur privé pour accomplir diverses tâches relatives au métier de soldat (formation, logistique, protection, participation directe aux conflits armés, etc.). Engagés contre une rémunération relativement importante, les mercenaires peuvent être envoyés n’importe où dans le monde. Le mercenariat a toujours existé, mais il a pris différentes formes selon les époques.

 

Par exemple, si, au Moyen Âge, les monarques ont fréquemment utilisé des mercenaires pour leurs conquêtes ou pour assurer leur défense, ces derniers ont été utilisés durant le processus de décolonisation (dans les années 1960) contre les mouvements de libération nationale qui luttaient pour leur droit à l’autodétermination, mais aussi pour déstabiliser les nouveaux Etats ayant obtenu leur indépendance[215].

 

D’où, l’adoption au sein de l’ONU en 1989 de la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires. Depuis environ deux décennies, le mercenariat a pris une nouvelle forme. Des entreprises dites de sécurité, principalement basées légalement aux Etats-Unis, en Angleterre et en Afrique du Sud, offrent leurs services aux gouvernements. Elles ont la capacité d’intervenir n’importe où dans le monde et ont déjà pris part à de nombreux conflits en Afrique, en Amérique Latine et en Asie. L’Afghanistan et l’Irak, où l’armée américaine sous-traite certaines tâches aux entreprises de mercenaires constituent des exemples parmi les plus éloquents.

 

Certes, ces dernières années, la plupart des pays occidentaux sont passés de l’armée de recrues à l’armée de professionnels. Mais autoriser la création d’entreprises de mercenaires, de surcroît cotées en bourse et utilisées dans des conflits armés, pose de graves problèmes pour l’exercice de la démocratie et de la souveraineté des Etats, sans parler des graves violations des droits humains et/ou du droit international com- mises par ces « nouveaux acteurs ».

 

Ces derniers ont pris une telle ampleur que l’armée la plus puissante du monde (Etats-Unis) ne peut plus se passer de leurs « services ». L'influence de ces entreprises n’est pas sans danger, comme le souligne un membre du Congrès Etats-uniens, en se référant à l’entreprise BlackWater décrite comme « une armée capable de renverser la plupart des gouvernements de ce monde »[216].

 

En effet, BlackWater dispose de « l’un des plus importants stocks privés d’armes lourdes, d’une flotte d’avions, d’hélicoptères Blackhawk, de navires, de véhicules blindés, de stands de tirs, et ses bases américaines forment 30.000 (trente mille) policiers et militaires par an ».

 

Cette situation est d’autant plus inquiétante que non seulement ces compagnies profitent des lois nationales « clémentes » à leur égard, mais qu'elles échappent également à tout contrôle au niveau international – la plupart d’entre elles mènent leurs opérations dans des conflits armés sans être soumises par exemple aux règles d’une armée nationale régulière.

 

Partant de ce constat et en vertu de l’insuffisance de la Convention de 1989 précitée pour répondre à cette nouvelle forme du mercenariat, l’ancienne Commission (actuellement Conseil) des droits de l’homme de l’ONU a créé (en 2005) un Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce Groupe de travail vient de proposer (septembre 2010) au Conseil de droits de l’homme un projet de Convention sur les sociétés militaires de sécurité privée[217].

 

6.7. EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES

 

Dans la plupart des cas, l’exploitation des richesses et ressources naturelles – notamment minières, pétrolières, gazières et agraires – entraîne des violations massives des droits fondamentaux des populations locales, en transgression notamment du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’histoire de l’exploitation des richesses et ressources naturelles se confond largement avec l’histoire de l’exploitation des peuples qui les détiennent. En vertu du droit à l’autodétermination, les Etats ont l’obligation d’utiliser les richesses et ressources naturelles pour améliorer le bien-être de la population.

 

Pourtant, dans la plupart des cas, leur exploitation entraîne des violations multiples des droits fondamentaux des populations locales ; elle menace très souvent leur droit à l’alimentation, à l’eau, au logement, à la santé et à un environnement sain, et les revenus qu’elle génère ne sont que très rarement utilisés pour améliorer la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels.

 

Dans ce cadre, il faut souligner les responsabilités des Etats tiers et des STN, y compris du secteur financier[218], impliqués dans l’exploitation des ressources naturelles. En effet, certains Etats puissants, abritant les sièges des STN, se comportent en porte-parole de leurs STN pour obtenir des concessions en faveur de ces dernières auprès des Etats récipiendaires. Et certaines STN recourent à toutes sortes de méthodes, y compris aux paramilitaires, pour pouvoir poursuivre leur exploitation.

 

Cependant, au-delà des problèmes posés par des STN ou des Etats tiers, l’exploitation des ressources naturelles (pétrole, minerais, barrages, etc.) peut poser des problèmes inextricables entre les différentes composantes d’un Etat donné. En effet, l’exploitation d’une mine par exemple peut aller à l’encontre des croyances ou de la volonté d’une partie de la population de cet Etat (peuples autochtones) ou peut causer des dommages irréparables à l’environnement, tout en privant l’ensemble de la population d’un revenu relativement important.

 

Une fois de plus, la solution réside dans la concertation et la consultation des peuples/populations concernés et dans le respect des droits humains de tout un chacun. Dans cette partie, nous décrirons les problèmes posés par l’appropriation et l’exploitation des ressources minières, des ressources pétrolières et gazières et des ressources agraires, ces dernières ayant pris une nouvelle dimension depuis l’éclatement de la crise alimentaire en 2008.

 

A. L’EXPLOITATION MINIERE

 

L’exploitation minière a été l’un des moteurs de la colonisation. Pendant des siècles, l’Empire espagnol a amassé des richesses en exploitant les ressources minières de l’Amérique latine dans le mépris total des populations locales, forcées de travailler dans des conditions d’esclavages, aux côtés des esclaves amenés d’Afrique, dans les mines d’or, d’argent ou d’étain[219]. Dans les autres régions du monde, ce sont principalement la France, l’Angleterre et le Portugal qui ont pillé les ressources minières des peuples colonisés[220].

 

L’exploitation des ressources minières par des Etats ou des entreprises étrangères n’a pas pris fin avec la décolonisation. Dans le monde entier, des STN continuent d’exploiter les métaux et les minéraux en méprisant les droits fondamentaux des populations locales. Nous donnerons ci-après trois exemples illustratifs, ceux du Guatemala, du Ghana et de la RDC.

 

Dans le Département de San Marcos, au Guatemala, les communautés indigènes luttent depuis des années contre les violations des droits humains liées à l’exploitation d’une mine d’or et d’argent – la mine Marlin – par l’entreprise canadienne Goldcorp et sa compagnie subsidiaire Montana[221]. L’entreprise a obtenu une concession pour l’exploitation de la mine Marlin en 2003, sans que les communautés indigènes aient été consultées.

 

Depuis le début de l’exploitation de la mine en 2005, le droit à l’alimentation, le droit à l’eau, le droit au logement et le droit à la santé des communautés locales sont menacés. En sus de ces violations des droits humains des communautés indigènes locales, les ONG dénoncent le fait qu’au Guatemala, une partie infime des revenus tirés de l’exploitation des richesses et ressources naturelles est utilisée pour améliorer le bien-être de la population. Dans le secteur minier, les entreprises étrangères ne doivent reverser que 1% de leurs revenus à l’Etat86[222]. Et les taxes étant comparables dans les autres secteurs économiques, le gouvernement ne réinvestit quasiment rien pour réaliser les droits économiques, sociaux et culturels de la population.

 

Le premier Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Jean Ziegler, et le Center for Economic and Social Rights ont dénoncé cette situation, en relevant qu’au Guatemala, malgré des richesses et des ressources naturelles très importantes et un produit intérieur brut élevé, 50% des enfants continuent à souffrir de malnutrition – ce qui représente le taux le plus haut en Amérique latine et le 5ème dans le monde[223].

 

Au Ghana, l’ONG FIAN dénonce depuis plus de 10 ans les violations des droits humains liées à l’exploitation des mines d’or, de diamants, de bauxite et de manganèse[224]. L’or représente un tiers des exportations du Ghana et son exploitation – dans la majorité des cas dans des mines à ciel ouvert aux mains de compagnies étrangères – menace le droit à l’eau, le droit à l’alimentation et le droit à la santé des populations locales. En s’étendant sur des parties toujours plus grandes du territoire, l’exploitation de l’or entraîne des expulsions forcées des communautés paysannes, sans compensation adéquate, et la destruction des ressources naturelles[225].

 

En 2009, la compagnie américaine Newmont a reçu le titre de « pire compagnie de l’année » du Public Eye Award décerné par Greenpeace et la Déclaration de Berne en parallèle au Forum économique mondial de Davos, pour son projet d’exploitation de la mine d’or Akiem dans la zone forestière protégée d’Ajenua Bepo, dans l’Est du Ghana.

 

L’exploitation de la mine avait entraîné l’expulsion de 9.000 personnes de leurs terres et la destruction d’une partie de la zone forestière protégée[226].

 

En 2006, une loi sur les minéraux et l’exploitation minière a été adoptée. Elle prévoit notamment une compensation adéquate et l’accès à des terres alternatives pour les communautés locales déplacées, mais cette loi n’est toujours pas appliquée[227].

 

Pour la RDC, depuis le rapport final du groupe d’experts sur « l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesses de la République Démocratique du Congo »[228] en 2002, les rapports d’ONG et d’institutions internationales se sont succédés pour dénoncer le financement des conflits à l’Est de la RDC[229] par l’exploitation des minerais[230].

 

La richesse en or, coltan, cassitérite et wolframite représente une manne financière pour les groupes armés qui exploitent les mines, notamment pour leur profit personnel, taxent illégalement les creuseurs, transporteurs et négociants, et passent les minerais en fraude dans les pays voisins. Ces entrées d’argent facile et en grande quantité, sans être la cause du conflit, encouragent sa perpétuation. Le principal destinataire de ces métaux est l’industrie électronique qui les utilise dans la fabrication de téléphones et d’ordinateurs portables. Le consommateur européen, américain ou asiatique est le destinataire final de cette chaine.

 

Cette situation n’est pas nouvelle, l’Est de la RDC est en guerre depuis 1996, mais ce n’est que depuis 2010 qu’une véritable mobilisation s‘est opérée dans différentes instances. La résolution 1856 (2008) du Conseil de sécurité engageait « tous les États, en particulier ceux de la région, à prendre les mesures voulues pour mettre fin au commerce illicite de ressources naturelles, y compris, si nécessaire, par des moyens judiciaires » et à rendre compte au Conseil de sécurité de ces mesures. Les rapports du panel d’experts comme des ONG, les travaux de l’OCDE, du Bureau allemand de géosciences et des ressources naturelles ou encore les initiatives des groupes professionnels ont contribué à définir une palette de principes relevant de la bonne gouvernance tels que le devoir de diligence, la transparence dans les chaînes d’approvisionnement, ainsi que la responsabilité des entreprises.

 

Le devoir de diligence est le devoir des entreprises de prendre, de bonne foi, des mesures raisonnables afin d'identifier et de répondre aux risques de financement des conflits par leur chaîne d’approvisionnement. A ces principes relevant de la bonne gouvernance s’ajoutent des mesures concrètes pour les appliquer renvoyant aux bonnes pratiques. Ces principes se sont récemment imposés en tant que norme pour les entreprises américaines (Dodd-Frank 2010) et tendent à le devenir en Europe.

 

Les acteurs internationaux (Etats, organisation internationale, ONG, instituts, groupes professionnels) ont mis en place un canevas de principes, de concepts et de kits qui structurent l’action internationale concernant le commerce des minerais à l’Est. 

Quelle que soit leur nature, les discours sur le financement des conflits par les minerais reprennent le même jargon provenant des rapports d'experts internationaux. Les termes de diligence raisonnable, certification, traçabilité ou le label conflict free agissent comme un prêt à penser et à agir et traduisent l’approche technicienne et apolitique du problème.

 

Etablissement des principes de diligence raisonnable : identifier, prévenir, réparer

La notion de due diligence ou diligence raisonnable provient du milieu des affaires et désigne le degré de précaution qu’un acquéreur doit prendre afin d’avoir une vision réelle de l’entreprise et de se prémunir contre les risques d’acquisition. Cette idée de précaution face au risque a été progressivement intégrée  au corpus de la bonne gouvernance défendue par les Organisations Internationales (OI). 

En 2008, la résolution 1857 du Conseil de sécurité encourageait les Etats à appliquer une due diligence aux fournisseurs congolais concernant l’origine des minéraux importés. Il faut noter que la version française de la résolution traduisait l’expression par « précaution voulue ». La due diligence n’était alors pas un principe défini mais renvoyait à un ensemble de pratiques à adopter. Le changement dans cette traduction, devenue aujourd’hui « devoir de diligence », montre que la formule s’est progressivement imposée comme concept international. De ce devoir de diligence découle une pratique définie.

 

Dans ses principes directeurs, l’OCDE définit la diligence raisonnable comme « le processus qui, en tant que partie intégrante de leurs systèmes de prise de décisions et de gestion des risques, permet aux entreprises d’identifier, de prévenir et d’atténuer les incidences négatives, réelles ou potentielles, de leurs activités, ainsi que de rendre compte de la manière dont elles abordent cette question »[231]. Appliquée au secteur minier dans un contexte de conflit, cette notion renvoie au devoir d’une entreprise d’assurer qu’elle ne participe pas au financement des conflits dans la région de son activité. 

 

L’OCDE a fait du devoir de diligence le principe de base à partir duquel elle élabore ses recommandations dans le domaine minier. L’organisation considère que les entreprises engagées dans le secteur des minerais sont un facteur de croissance et de développement local mais qu’en période de conflit leur travail peut, volontairement ou non, contribuer au financement de groupes armés ainsi qu’à de graves atteintes aux droits de l’homme. Afin de responsabiliser les entreprises et de les pousser à agir, l’organisation publie en décembre 2010 un Guide sur  le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque[232], fruit d’une concertation avec le groupe d’experts des Nations unies, les gouvernements, les industries et la société civile. Ce document fournit des recommandations pour permettre aux entreprises d’exercer leur devoir de diligence à travers leurs pratiques d’approvisionnement et ainsi de s’assurer qu’elles ne participent pas indirectement au financement du conflit, ni aux atteintes aux droits de l’homme.

 

Ce guide est adapté au contexte particulier du secteur des minerais et prend en compte chaque étape de la chaine d’approvisionnement (extraction, manutention, commerce, traitement, transport, fabrication du produit final). Un cadre en cinq étapes récapitule les principaux engagements auxquels doivent consentir les entreprises :

 

1.     Mettre en place de solides systèmes de gestion, pour assurer notamment la traçabilité des minerais depuis l'origine.

2.    Identifier et évaluer les risques liés à la chaîne d’approvisionnement et particulièrement le risque de financement de groupes rebelles.

3.    Concevoir et mettre en œuvre une stratégie pour répondre aux risques identifiés. 

4.    Faire réaliser par un tiers un audit indépendant de l’exercice du devoir de diligence.

5.    Rendre compte publiquement de l’exercice du devoir de diligence.

 

Le Conseil de sécurité reprend à son compte ces bonnes pratiques qu’il entend promouvoir en demandant aux Etats de les défendre auprès de leurs ressortissants[233]. La résolution 1952 (2010) détaille les mesures concrètes du devoir de diligence à savoir « renforcer les systèmes de gestion des entreprises, identifier et évaluer les risques relatifs à la chaîne d’approvisionnement, concevoir et mettre en œuvre des stratégies pour faire face aux risques identifiés, procéder à des vérifications indépendantes et rendre publiquement compte de l’application de la diligence requise tout au long de la chaîne d’approvisionnement et des conclusions à en tirer ». La résolution va donc au-delà d’un simple énoncé du principe de diligence raisonnable, elle détaille aussi la pratique.

 

Les résolutions tout comme les dispositions détaillées dans le guide ne sont pas juridiquement contraignantes et leur impact est par conséquent limité. On voit donc apparaître de nouveaux concepts dans un corpus de textes de référence, permettant une application pratique des nouveaux standards moraux appartenant aux bonnes pratiques.

 

La mise en place, dans la pratique, du devoir de diligence à travers des projets, programmes et initiatives démontre l’importance de la technicité. Traçabilité et certification sont les maîtres mots de ces programmes. Ils supposent la coopération des différents services de l’Etat congolais et de la population. 

 

L’ITRI (International tin research institute), organisation professionnelle regroupant des producteurs d’étain, adhère aux principes de l’OCDE et notamment au devoir de diligence. Elle a mis en place un programme iTSCI (ITRI tin supply chain initiative) divisé en trois phases.

 

La première (2009-2010) consistait à contrôler la chaîne en aval à travers la vérification de la légalité des commerçants et des comptoirs.

 

La deuxième, concerne la mise en place d’une traçabilité des minerais du mineur au négociant, il s’agit d’établir le certificat d’origine du minerai puis d’enregistrer son passage aux différents points de contrôle pour tracer une chaîne d’approvisionnement fiable. L’étiquetage des minerais à la sortie de la mine est financé par un prélèvement de 50 $ par tonne de cassitérite. Un essai pilote à Bisie au Nord-Kivu et à Nyabibwe au Sud Kivu a été mis en place en juin 2010.

 

Enfin, la troisième phase doit faire le lien entre les deux précédentes et proposer une traçabilité sur l’ensemble de la chaîne. En parallèle de ce travail, le Conseil de sécurité engage en 2009[234] la MONUC (mission des Nations unies au Congo) à la renforcer et évaluer les cinq comptoirs au Nord et Sud-Kivu pour normaliser le commerce de minerais et améliorer leur traçabilité. Ces centres de négoce se trouvent à Mugogo et Numbi, au Sud-Kivu et à Itebero, Isanga et Rubaya au Nord-Kivu.

 

Le deuxième grand projet en matière de lutte contre les minerais des conflits concerne la certification et provient du Bureau fédéral allemand de géosciences et des ressources naturelles (BGR). Son action est à replacer dans le contexte plus large des politiques liées à la sécurité d'approvisionnement en ressources naturelles de l'industrie allemande.

 

En 2009 un accord de coopération technique entre les gouvernements allemand et congolais a permis le lancement du projet «Transparence et le contrôle dans le secteur des matières premières en RDC». Lors de la première phase du projet, le BGR appuie le ministère des Mines dans sa mise en œuvre d’un système de certification des minéraux (CTC). Dans un deuxième temps, le projet doit porter sur le renforcement du contrôle dans le secteur des matières premières au niveau des provinces et enfin sur le dialogue entre les institutions, l’industrie, l’artisanat et la société civile pour l’amélioration de la transparence dans le secteur minier.

 

Dès septembre 2008, un projet pilote sur la certification des minerais avait été lancé au Rwanda. Le programme a été conjointement mis en œuvre par l’Autorité rwandaise de géologie et mines et le BGR pour accroitre la compétitivité nationale du secteur minier en garantissant la transparence de la chaîne de production, la traçabilité et l’origine rwandaise des minerais.

 

L’émergence de labels tels que Conflict-Free Smelter découlent des initiatives précédentes. La Global e-Sustainability Initiative (GeSI) et l’Electronic Industry Citizenship Coalition (EICC) ont mis en place un label Conflict-Free Smelter (CFS) qui certifie que les minerais utilisés ne proviennent pas d’une zone de conflit. Ce label n’est valable qu’un an et ne concerne que le tantale (extrait du coltan), mais l’initiative s’élargira progressivement à  l’étain. S’ils partent d’une véritable volonté des acteurs internationaux de s’impliquer dans la lutte contre le financement des conflits par les minerais, ces programmes ne font pas nécessairement l’unanimité. Tout d’abord le manque de coordination de ces initiatives pourrait aboutir à une multiplicité de systèmes de traçabilité et certification. La superposition des labels pourrait conduire à une certaine illisibilité et par conséquent être contre-productive. 

 

D’autre part, ces initiatives révèlent une conception technique, voire technicienne, imprégnée des standards internationaux, en l’occurrence des bonnes pratiques. L’analyse sociale et politique qui sous-tend ces programmes est relativement manichéenne, les agendas des acteurs locaux sont peu pris en compte, la population est considérée comme un tout uniforme subissant des attaques et atteintes aux droits de l’homme et par conséquent nécessairement ralliée aux principes de transparence et de traçabilité. Or la réalité est plus complexe, les mines attirent une grande quantité de travailleurs, toute une économie informelle tourne autour de leur activité et une grande partie de l’approvisionnement en biens de première nécessité n’est possible que grâce à leur exploitation. Ainsi, les programmes qui visent à réglementer, tracer, étiqueter et mettre fin à l’économie informelle peuvent être considérés comme destructeur de l’économie locale par les populations[235].

 

Ainsi, ces projets représentent une réponse technique à un problème politique, économique et sécuritaire. En essayant de dépolitiser le problème, les acteurs internationaux imposent une série de principes et de bonnes pratiques pour s’y conformer. Or, c’est peut-être dans la négation de la dimension politique du problème que se trouve l’échec de ces projets.

 

La mobilisation internationale contre les minerais des conflits a accentué le sentiment d’attentisme des acteurs locaux qui n’ont que peu utilisé les leviers dont ils disposent en termes de politiques publiques et de réglementation. Plusieurs initiatives ont récemment marqué une certaine implication de l’Etat congolais et de ses voisins mais celle-ci se heurtent aux difficultés d’application concrète de ces mesures.

 

Suite à une visite aux Kivus en septembre 2010, Joseph Kabila décide de suspendre les activités minières dans trois provinces, le Nord Kivu, le Sud Kivu et le Maniema. Les titres miniers en cours, les autorisations de détention de comptoir et l’exploitation artisanale sont prohibés et s’accompagnent d’une injonction de démilitarisation de sites miniers. Cette mesure a pour objectif affiché de mettre fin au financement du conflit par les minerais et aux réseaux mafieux qui l’entoure. Il s’agissait également pour le président de montrer sa volonté d’agir à une communauté internationale et des bailleurs impliqués dans la lutte contre les minerais des conflits mais aussi de contrer le financement du CNDP qui s’était redéployé dans les Kivu.

 

L’arrêté ministériel du 20 septembre 2010[236] invoque « la nécessité de sauvegarder la souveraineté de l’État et de rétablir son autorité sur le sol et le sous-sol dans les provinces concernées […] la nécessité de lutter contre la fraude et la contrebande minières sous toutes leurs forme ». Ce moratoire sur les activités minières doit permettre de lutter contre l’intervention d’agents étrangers aux services officiels dans le circuit de production et de vente des minerais. 

 

La levée de la mesure, le 10 mars 2011[237], est associée d’une série de conditionnalités visant à promouvoir de bonnes pratiques telles que l’identification des creuseurs, la certification des minerais, la levée de toutes les barrières illégales érigées par les militaires et groupes armés grâce au déploiement de la police des mines, le retrait d’hommes armés des mines ou encore l’interdiction du travail des enfants et des femmes enceintes. Pour être effectives, ces mesures requièrent une administration fonctionnelle et efficace et nécessite des agents formés et payés. 

 

Après six mois de suspension, le bilan de cette mesure est négatif. Non seulement l’activité minière ne s’est pas complètement arrêtée mais l’interdiction a, au contraire, bénéficié aux hommes en armes. Plusieurs enquêtes auprès des populations[238] ont révélé  que l’interdiction n’a pas été respectée. Enough Project rapporte l’exemple de mineurs de la région de Rubaya dans le territoire de Masisi témoignant de la prise de contrôle par d’ex-officiers du CNDP de mines auparavant exploitées par des civils. Des centaines de mineurs de Rubaya et des villages voisins ont été obligés de travailler dans ces mines pour le compte du CNDP.

 

Les minerais extraits sont transportés clandestinement par des véhicules militaires à Goma où ils bénéficient d’un premier traitement avant d’être passés en contrebande au Rwanda. La suspension des activités censées contrer le CNDP aurait donc eu l’effet inverse en renforçant ses positions. 

 

L’interdiction a aussi accentué la paupérisation et l’enclavement de plusieurs zones. En effet, les convois aériens qui transportaient des minerais ramenaient aux populations des biens de première nécessité dont les populations sont maintenant privées fautes de routes. Ces mesures ont détruit l’activité économique locale, outre les personnes vivant directement des mines, les éleveurs, agriculteurs, petits commerçants dépendaient des mineurs et de leurs familles pour écouler leurs stocks.

 

En outre, la prohibition des exportations a créé un manque à gagner important pour les trois provinces ne percevant plus de recettes suffisantes pour payer leurs fonctionnaires. Cette période a aussi représenté une perte de temps pour les initiatives d’étiquetage et de certification des minerais permettant leur traçabilité. Cette mesure a donc largement échoué par son inefficacité et son impopularité. 

Parmi les quelques aspects positifs, on peut cependant noter le déploiement de 450 policiers pour assurer la démilitarisation et la sécurité des sites. D’autre part, le gouvernement fait des efforts dans la promotion de la transparence. Le ministère des Mines a publié un décret13 portant sur l’obligation de publier tout contrat ayant pour objet les ressources naturelles. 

 

La dimension régionale du trafic des minerais nécessite une réponse politique régionale et coordonnée. La Conférence internationale de la région des Grands Lacs (CIRGL) a lancé, en décembre 2010 au sommet de Lusaka, l'Initiative régionale contre l'exploitation illégale des ressources naturelles. L'approche vise à installer un système régional de certification de la cassitérite, du coltan, du wolframite et de l'or.

 

L’initiative reprend le principe de certification des chaînes d'approvisionnement et met en place six outils à cet effet : un mécanisme régional de certification, une harmonisation des législations nationales, la création d’une base de données régionale sur les flux de minéraux, la formalisation du secteur minier artisanal, la promotion de l'Initiative de Transparence dans l'Industrie Extractive (ITIE) et le mécanisme d'alerte précoce.

 

Si cette initiative répond aux attentes de coordination et de réglementation régionale, elle a de grandes chances de rester une déclaration de principe. En effet, même si les mesures annoncées par la CIRGL sont transposées dans les législations nationales, on peut se poser la question des capacités pratiques dont disposent les pays concernés pour la mise en place de tels programmes.

 

Ces initiatives font abstraction des problèmes de gouvernance et de l’incapacité pour les administrations visées à mettre en place de telles mesures. Les projets proposés sont en grande partie financés par l’extérieur. Le mécanisme de certification régionale de la CIRGL par exemple, bénéficie de l’appui du partenariat Afrique-Canada, ONG co- fondatrice de la certification du processus de Kimberley, dans un projet financé par le gouvernement suisse. Cet afflux financier ne va pas au-delà de la mise en place de ces initiatives, c’est ensuite aux services congolais de prendre la relève. Cela nécessite la présence d’une administration efficace, c’est-à-dire formée et payée. Or, force est de constater que l’administration congolaise n’a pas pour l’instant les capacités de faire face à de telles missions.

 

A l’Est, la souveraineté de l’Etat reste théorique. Plusieurs systèmes d’administrations non officiels s’ajoutent voire remplacent les services administratifs officiels, notamment dans les services de recettes. Pendant la guerre, plusieurs groupes armés ont administré l’est du pays contrôlant et taxant la population. Ces pratiques n’ont pas totalement disparu, ce sont aujourd’hui des hommes en armes qui, autour de certaines mines, perçoivent des taxes illégales. 

 

L’administration officielle - en l’occurrence le cadastre minier (Cami), le Service d'Assistance et d'Encadrement d'Artisanal et Small Scale Mining (SAESSCAM) et les services de douane - n’est pas nécessairement payée ni bien formée. L’absence de salaire régulier pousse les agents à se payer grâce aux taxes et amendes qu’ils prélèvent. L’affaire du jet de Goma illustre bien l’inefficacité des services officiels face aux passe-droits.

 

En février 2011, un avion qui chargeait à son bord 480 kg d’or sous la supervision d’un officier  militaire proche du général Bosco Ntaganda, est immobilisé au sol. Les quatre étrangers qui voyageaient à son bord transportaient 1.8 million de dollars en liquide, vraisemblablement pour acheter des minerais, ont été poursuivis pour achat, détention illégale, recel, transport illicite et tentative d'exportation frauduleuse de substances minérales. Ils ont cependant été relâchés rapidement.

 

Global Witness suggère pour sa part l’existence d’un trafic d’étiquettes certifiant l’origine des minerais à des acteurs informels sans avoir cependant pu vérifier l’information. Or ce sont sur ces services administratifs qu’entendent se baser les programmes de traçabilité et de certification.

 

Ces problèmes de gouvernance posent la question de la crédibilité des initiatives. En effet, celles-ci reposent sur des audits réguliers qui permettent d’évaluer et de contrôler le processus. Or, étant donné l’étendue actuelle des systèmes informels à tous les niveaux de la société, il est difficile de parier sur la crédibilité de ces audits ce qui remet en cause tout le processus. 

 

Cette question de la gouvernance dans le secteur minier est à replacer dans un chantier plus global à l’échelle de la RDC qui comprend la réforme du secteur de la sécurité, la mise en place d’un Etat de droit à travers une véritable réforme judiciaire et une formalisation de l’économie informelle. Cette incapacité de l’Etat à assurer la certification et la traçabilité des minerais et leur crédibilité, invite à penser l’action de l’autre côté de la chaine. 

 

Le devoir de diligence est entré dans une législation nationale en juillet 2010. Le concept sort ainsi du secteur des recommandations pour devenir une règle. Sans établir d’embargo qui pourrait détruire la filière minière, cette loi fait de la pression économique le meilleur moyen de lutter contre l’implication d’hommes armés dans les activités économiques.

 

La législation adoptée par le Congrès américain dans le cadre du Dodd Frank Wall Street Reform Act, vise à rendre le secteur plus transparent. La section 1502 sur les conflict minerals oblige les entreprises cotées en bourse à exercer leur devoir de diligence envers leurs chaînes d'approvisionnement. Elles doivent identifier si leurs minéraux proviennent de la République Démocratique du Congo ou de ses voisins et, si tel est le cas, vérifier leur origine précise afin de s’assurer qu’ils ne sont pas issus d’une mine contrôlée par des hommes en armes.

 

Les entreprises sont ensuite tenues de faire un rapport sur les mesures prises à la Security Exchange Commission (SEC), autorité de réglementation du gouvernement américain, et de divulguer cette information publiquement. Lorsque l’entreprise peut prouver qu’elle n’achète pas de minerais alimentant le conflit elle obtient le label conflict free.

 

La section 1504 de la législation, non spécifique aux minerais des conflits, exige pour sa part que les compagnies extractives détaillent leurs paiements aux Etats, pays par pays et projet par projet, et publient ces informations. Cette mesure s’inspire de l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE) qui vise à renforcer la gouvernance en améliorant la responsabilité et la transparence dans le secteur des industries extractives en poussant les entreprises à publier ce qu’elles payent et les gouvernements à révéler leurs revenus.  

 

Cette loi est un renversement du point de vue adopté jusque-là ; à savoir se placer en aval de la chaine, de côté des importateurs pour exercer une pression de fait en amont. 

 

L’adoption de la loi a reçu un accueil mitigé du côté congolais et a fait débat dans les milieux institutionnels, humanitaires et journalistiques.19 Certains y ont vu une opportunité pour les producteurs congolais de se conformer aux principes de transparence et de mettre effectivement en place la traçabilité et la certification des minerais. Le gouvernement congolais a soutenu l’adoption de la loi Dodd-Frank et envoyé un courrier à la SEC.

 

Les fonctionnaires du secteur minier et de hauts gradés FARDC ont eux aussi bien accueilli la loi. Le ministère des Mines a rédigé une note circulaire en octobre 2011 exigeant des entreprises qu'elles se soumettent aux principes de diligence raisonnable définis par l'OCDE sous peine de sanctions.  Analystes et populations ont manifesté leurs appréhensions à propos de la constitution d’un embargo de fait.

 

Les compagnies américaines pourraient en effet avoir une interprétation très restrictive de la loi et ne plus prendre le risque d’acheter des produits provenant des Grands Lacs pour se tourner vers d’autres marchés moins conflictuels tels que l’Australie même si le coût de production est plus cher. En privant les comptoirs de clients, cette législation mettrait à mal toutes les initiatives pour tenter d’assainir le secteur et pourrait ruiner les efforts pour mettre en place des systèmes de traçabilité et de certification crédibles.

 

Les congolais pourraient alors se tourner vers le marché chinois, moins enclin à ce type conditionnalité, ce qui relancerait d’autant plus l’exploitation illégale et le financement du conflit. Pour ces raisons, des organisations de la société civile réclament un moratoire de six à douze mois sur la législation afin de laisser au secteur le temps de s’adapter et de répondre aux attentes des acheteurs occidentaux. 

 

Cependant, la crainte d’un embargo de fait relève plus du fantasme que d’une lecture attentive de la loi. Dodd Frank ne prévoit en effet qu’une obligation de déclaration publique et non une interdiction d’utiliser les minerais du conflit. La loi n’impose d’ailleurs aucune pénalité, la sanction étant censée venir des consommateurs avertis qui, informés de ces pratiques, refuseraient d’acheter les produits des entreprises se fournissant en minerais du conflit. Celles-ci peuvent donc continuer leur activité en toute légalité, leur seule obligation étant de le rapporter à la Security Exchange Commission.

 

Les modalités pratiques d’application de la loi n’ont pas encore été publiées mais les entreprises ont déjà commencé à réagir. On peut noter l’exemple de Motorola qui a annoncé en juillet 2011 le lancement d’une initiative, Hope Project, visant à créer une chaîne de fournisseurs contrôlés pour leurs entreprises. 

 

Suite à l’adoption de la loi Dodd Frank aux Etats Unis, l’Union européenne a dû prendre position. Le parlement européen a salué l’adoption de la loi Dodd-Frank en octobre 2010 et a invité la Commission et le Conseil à examiner une initiative législative allant dans le même sens.

 

La Commission n’a pas pris de dispositions précises concernant les minerais des conflits, elle tend à inclure ce sujet dans les initiatives de transparence prises dans les industries extractives. La Commission européenne a organisé d’octobre 2010 à janvier 2011, des consultations publiques afin de recueillir l’opinion des acteurs concernés sur de l’établissement de rapports financiers pays par pays par les sociétés multinationales. Pour promouvoir la transparence, les entreprises multinationales seraient obligées de publier les informations concernant leurs opérations financières pays par pays dans leurs états financiers annuels.

 

Cependant, il est nécessaire de différencier deux types de mesures : celles qui concernent l'information financière permettent de combattre la corruption dans le secteur minier industriel, de celles qui permettent d’empêcher le financement des groupes rebelles par les mines qui demandent un processus élaboré de certification et de traçabilité des matières premières.

 

La RDC n’a pas d'exploitation minière industrielle mais seulement une production artisanale, elle n’est pas concernée par la législation sur les industries extractives.  

 

Le 2 février 2011, lors d’une communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions sur le thème « relever les défis posés par les marchés des produits de base et matières premières », la Commission recommande d’accroitre les efforts de transparence dans la chaîne d'approvisionnement pour éviter de financer des conflits. Cependant, aucune directive n’oblige à ce jour les entreprises à exercer leur devoir de diligence dans les zones de conflit.

 

De nombreuses ONG, notamment Global Witness ou International Crisis Group font pression sur l’Union européenne pour qu’elle fasse aussi de ces principes des normes, cependant le chemin reste long à parcourir. 

 

La lutte contre les minerais des conflits à l’Est de la RDC permet de comprendre comment se crée le consensus autour de principes internationaux et comment ceux-ci deviennent des normes internationalement reconnues. De ces normes naissent une palette de mesures concrètes à travers des programmes et projets pour s’y conformer. Ces initiatives développent une approche technicienne se voulant apolitique dont le jargon et la complexité des mesures n’est pas facilement accessible aux novices. 

 

On peut s’interroger sur l’efficacité d’une réponse technique à un problème politique, économique et sécuritaire. Les questions de gouvernance, de corruption, de coordination des initiatives sont au moins aussi importantes que les questions de traçabilité. Le consensus international sur la nécessité de lutter contre le trafic des minerais a tendance à occulter la question de l’impact socio-économique. Il est encore difficile de tirer les conséquences de ces mesures, cependant, la pratique de la diligence raisonnable et la faible ampleur des processus de certification ont créé de fait une baisse de l’activité minière à l’Est et accru la paupérisation. En ne s’attaquant qu’à une partie, technique, du problème, ces initiatives internationales risquent d’aggraver la situation sociale et économique de la population, si elles ne s’accompagnent pas de réformes politiques profondes.

 

Dans ces trois exemples, comme dans des milliers d’autres à travers le monde[239], les entreprises engagées dans les activités minières sont responsables de violations des droits humains et il faut les obliger à rendre des comptes[240]. En parallèle, les Etats qui permettent à ces entreprises d’exploiter les ressources minières au mépris des droits de leurs populations et sans utiliser les revenus tirés de cette exploitation pour améliorer le bien-être de leur population sont également responsables de violations des droits consacrés dans les deux Pactes des Nations Unies de 1966, dont le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles.

 

Les Etats des sièges des STN, qui encouragent les activités nuisibles de ces dernières (par représentation, délégations mixte Etats/STN, traités de libre échange, etc.), doivent également rendre des comptes au même titre que les Etats récipiendaires, en vertu de leurs engagements internationaux en matière des droits humains et des obligations qui leur sont faites au titre de la coopération internationale.

 

B. L’EXPLOITATION DES RESSOURCES PETROLIERES ET GAZIERES

 

Bien plus récente que l’exploitation des ressources minières de la planète, l’exploitation du pétrole et du gaz entraîne les mêmes types de violations du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles. Dans un très grand nombre de cas, l’exploitation du pétrole et du gaz a des conséquences dramatiques sur l’accès aux ressources des populations locales, entraînant des violations graves de leurs droits à l’alimentation, à l’eau et à la santé. Dans la majorité des cas, seule une infime partie des revenus de l’exploitation du pétrole et du gaz est utilisée pour améliorer le bien-être de la population et favoriser la réalisation de ses droits économiques, sociaux et culturels.

 

En Guinée Equatoriale, une partie infime seulement des revenus des ressources pétrolières et gazières est utilisée pour réaliser les droits économiques et sociaux de la population[241]. C'est un pays de 633.000 habitants, où des quantités importantes de pétrole et de gaz naturel ont été découvertes au milieu des années 1990. En moins de 15 ans, le produit intérieur brut a augmenté de plus de 5.000% et le pays a aujourd’hui un produit intérieur brut (PIB) par habitant de 26.000 dollars américains, ce qui le place au premier rang en Afrique subsaharienne, avec un niveau comparable aux pays à haut revenu, comme l’Italie et l’Espagne.

 

Pourtant, depuis la découverte du pétrole et du gaz et l’enrichissement phénoménal du pays, il y a eu une régression dans la réalisation du droit à l’éducation, du droit à la santé et du droit à l’alimentation de la population. En 1997, le gouvernement s’est bien engagé à allouer 40% de ses revenus pétroliers au développement des politiques sociales. Mais, plus d’une décennie après, cet engagement n’a toujours pas été respecté et plus de 60% de la population de Guinée équatoriale continue de vivre dans l’extrême pauvreté, avec moins d’un dollar américain par jour[242].

 

Le Center for Economic and Social Rights dénonce la corruption qui règne dans la gestion des revenus pétroliers du pays : « Le manque de transparence dans les dépenses publiques et la génération de revenus attise l'inquiétude. En effet, la corruption détourne les ressources de la réalisation des droits économiques et sociaux. La distribution de la rente pétrolière est considérée comme un 'secret d'Etat', mais de nombreuses études et plusieurs enquêtes menées en dehors du pays sur la corruption ont révélé une appropriation illicite et des détournements secrets de milliards de dollars de recettes pétrolières et de gaz par des hauts-fonctionnaires du gouvernement, avec la complicité de banques étrangères et d'entreprises pétrolières »[243].

 

Comme dans le cas de l’exploitation des mines, à l’origine de violations graves du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles, les violations des droits humains commises par les entreprises engagées dans l’exploitation du pétrole et du gaz doivent être dénoncées. Tout comme les violations commises par les Etats, permettant à ces entreprises d’exploiter le pétrole et le gaz dans le mépris des droits des populations locales, qui n'utilisent pas les revenus tirés de cette exploitation pour améliorer le bien-être de leur population. Il convient également de fustiger les Etats dans lesquels les STN ont leur siège qui ont aussi des comptes à rendre au même titre que les Etats récipiendaires, en vertu de leurs engagements internationaux en matière de droits humains.

 

C. L’EXPLOITATION DES RESSOURCES AGRAIRES

 

Depuis la nuit des temps, la conquête des terres (surtout fertiles) était l’objectif principal des possédants (Empereurs, Rois, Princes…) pour amasser des richesses. Depuis l’éclatement de la crise alimentaire mondiale au début de l’année 2008[244], un phénomène nouveau s’est manifesté et s’est propagé brutalement : l’accaparement de millions d’hectares de terres par des Etats ou des entreprises étrangères, dans le but de produire des aliments ou des agro-carburants qui sont ensuite importés par ceux qui accaparent la terre[245]. Le phénomène de l’accaparement des terres par des étrangers a toujours existé – pendant la colonisation, la méthode employée était la force et depuis la décolonisation, c’est le contrat – mais ce qui est nouveau depuis quelques années, ce sont les motivations (purement commerciales ou spéculatives) et l’ampleur du phénomène[246].

 

Depuis 2008, pour répondre à la triple crise alimentaire, énergétique et financière, des Etats – en utilisant une partie de leurs fonds souverains – et des sociétés transnationales investissent massivement dans l’accaparement de terres bon marché dans les pays du Sud[247].

 

Dans son rapport sur l’accaparement des terres, présenté en mars 2010 au Conseil des droits de l’homme, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, définit l’ampleur du phénomène de la manière suivante : « Ces trois ou quatre dernières années, les investisseurs privés et les gouvernements ont montré un intérêt croissant pour l’acquisition ou la location à long terme de vastes étendues de terres arables (plus de 1.000 ha) dans un certain nombre de pays, essentiellement dans le monde en développement.

 

Selon une estimation de l’Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires, depuis 2006, de 15 à 20 millions d’hectares de terres agricoles dans les pays en développement ont fait l’objet de transactions ou de négociations avec des investisseurs étrangers. Ce chiffre correspond à la superficie totale des terres agricoles en France et à un cinquième de toutes les terres agricoles de l’Union européenne. Les plus demandées sont les terres qui se trouvent à proximité de ressources en eau et peuvent donc être irriguées pour un coût relativement faible en termes d’infrastructures, et les terres qui sont le plus près des marchés et à partir desquelles les produits peuvent être facilement exportés.

 

Parmi les principaux pays cibles en Afrique sub-saharienne, on citera le Cameroun, l’Éthiopie, le Ghana, Madagascar, le Mali, la République Démocratique du Congo, la République-Unie de Tanzanie, la Somalie, le Soudan, et la Zambie. Mais on trouve également des pays cibles en Europe Centrale, en Asie et en Amérique Latine, parmi lesquels le Brésil, le Cambodge, l’Indonésie, le Kazakhstan, le Pakistan, les Philippines, la Russie et l’Ukraine »[248].

 

Le plus inquiétant est que les Etats auprès desquels la terre est achetée ou louée sur une grande échelle connaissent quasiment tous des taux d’insécurité alimentaire déjà très élevés[249].

 

C’est par exemple le cas de l’Ethiopie où 7 millions de personnes dépendent structurellement de l’aide alimentaire[250] et où le gouvernement a déjà loué 600.000 hectares de terres à plus de 2.000 entreprises de Chine, d’Inde, d’Arabie Saoudite et d’autres Etats[251]. Plus généralement, l’accaparement des terres à large échelle entraîne des violations graves des droits humains des populations locales, qui sont le plus souvent expulsées de leurs terres sans être consultées et sans obtenir une compensation adéquate ou une proposition de relocalisation sur d'autres terres.

 

Dans la plupart des cas, il s'agit d'une gestion désastreuse des richesses et ressources naturelles, qui ne bénéficient pas aux populations de l’Etat concerné. Par exemple, en Indonésie, l’accaparement des terres à large échelle vise à planter de la palme africaine pour produire, à partir de son huile, des agro-carburants. Des milliers de familles paysannes ont été déplacées et une partie importante des forêts du pays ont été détruites[252].

 

En Colombie, dans le Département du Chocó, de nombreuses communautés autochtones et afrocolombiennes ont également été expulsées de leurs terres quand des STN sont arrivées pour produire de l’huile de palme[253].

 

Au Paraguay, où la surface consacrée à la culture du soja a plus que doublé depuis les années 1990, essentiellement dans les régions de Itapúa, Alto Paraná et Canindeyú, de nombreuses communautés autochtones ne disposant pas de titres fonciers ont été chassées par la force. Des maisons ont été incendiées, des cultures et des animaux brûlés dans la localité de Tetaguá Guarani, dans le camp d’agriculteurs Primero de Marzo et dans la localité de Maria Antonia. On estime qu’entre 1990 et 2004, 350 incidents semblables se sont produits au Paraguay[254].

 

En Argentine, des paysans et des familles autochtones ont été expulsés de leurs terres dans les provinces de Córdoba, Santiago del Estero, Salta, Mendoza, Missiones et Jujuy. Les villageois de la province de Santiago del Estero sont systématiquement menacés par les sociétés agro-industrielles de production de soja, par les paramilitaires payés pour protéger ces dernières et par la police d’Etat[255].

 

En juin 2008, dans la Déclaration finale de la Conférence internationale sur les droits des paysans qui s’est tenue à Djakarta, en Indonésie, les organisations membres de la Vía Campesina ont dénoncé le phénomène de la manière suivante : « Nous sommes expulsés violemment, et de plus en plus fréquemment, de nos terres et dépossédés de nos moyens d’existence. Les « méga » projets de développement, tels les grandes plantations destinées à la production d’agro-carburants, les grands barrages, les infrastructures, le développement industriel, celui de l’industrie extractive et du tourisme ont déplacé de force nos communautés et détruit nos vies »[256].

 

La Banque mondiale (BM), l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le Fonds international de développement agricole (FIDA) et la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) ont proposé sept principes clés qui devraient être pris en compte lors des futures négociations financières pour arriver à une situation « gagnante-gagnante »[257].

 

Le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, dans un texte au titre provocateur « Comment détruire la paysannerie mondiale de façon responsable », a rejeté l’approche proposée par ces organisations, notamment parce qu’elle ne tient pas compte du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles : « Les principes proposés pour discipliner le phénomène sont présentés comme volontaires. Il faut au contraire insister pour que les gouvernements respectent leurs obligations envers les droits de l’homme, y compris le droit à l’alimentation, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, et le droit de ne pas être privés de leurs moyens de subsistance. Les principes proposés ne disent mot sur les droits de l’homme : manque ainsi cette dimension essentielle de la responsabilité des gouvernements »[258].

 

De manière à endiguer ce phénomène et garantir que les acteurs (Etats et/ou entreprises) engagés dans l’accaparement des terres respectent les droits fondamentaux des populations locales, le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation a proposé un ensemble de 11 principes minimaux, basés sur le droit international existant et donc contraignant.

 

Parmi ces 11 principes figurent la participation et le consentement des populations locales et des peuples autochtones, la protection de leurs droits de propriété, le fait que les populations locales bénéficient des emplois créés avec des revenus décents, le respect de l’environnement, la réalisation d’études d’impacts avec les populations locales avant la conclusion des négociations, et le fait qu’un certain pourcentage de la production doit rester dans le pays d’investissement si celui-ci est dépendant de l’importation des produits alimentaires ou en cas d’insécurité alimentaire[259].

 

Si les principes minimaux proposés par le Rapporteur spécial constituent des garde-fous importants et si cette initiative doit être saluée, de nombreux acteurs de la société civile restent extrêmement préoccupés par les risques graves pour la jouissance du droit à l'alimentation des générations présentes et futures qu'impliquent ces transactions. Ces mesures et principes ne sont pas suffisants en soi pour protéger les droits des peuples et groupes locaux rendus extrêmement vulnérables par la mondialisation et la malnutrition.

 

En effet, les gouvernements des pays concernés par ces achats de terres ne sont bien souvent pas en mesure de pro- téger leurs populations face à cette situation soit parce qu'ils sont fragilisés sur le plan politique et économique, soit parce qu’ils protègent les intérêts à court terme des élites économiques[260].

 

Section 2 : MÉCANISMES DE CONTRÔLE DISPONIBLES EN CAS DE VIOLATION

 

Si l’Etat ne remplit pas l’une de ses obligations corrélatives au droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles – par exemple en exploitant les richesses et ressources naturelles, en détruisant l’accès à l’alimentation ou à l’eau de la population locale et nationale ou en n’utilisant qu’une partie infime des revenus de cette exploitation pour améliorer le bien-être de l’ensemble de la population –, les personnes et les peuples qui en sont victimes devraient pouvoir accéder à un mécanisme de contrôle pour pouvoir revendiquer leurs droits.

 

Toutes les victimes de telles violations ont droit à une réparation adéquate – réparation, compensation – et/ou garantie de non-répétition. Dans les faits, les possibilités d’avoir accès à la justice en cas de violations du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles et les chances d’obtenir réparation ou compensation dépendront largement non seulement de l’information et des mécanismes de contrôle disponibles au ni- veau national, régional et international[261]. Mais aussi des rapports de force et des mobilisations nationales et/ou internationales, sachant que, dans ce domaine hautement politisé, nous ne sommes pas à l’abri d’éventuelles manipulations.

 

Concernant les recours, il existe trois types de mécanismes de contrôle disponibles :

 

-    les mécanismes de contrôle judiciaire – un juge national par exemple – qui rendent des décisions obligatoires pour les pouvoirs politiques ;

-    les mécanismes de contrôle quasi-judiciaire – les organes des traités de l’ONU par exemple – qui adressent des recommandations à l’Etat après avoir été saisis d’une communication et avoir entendu les deux parties ;

-    les mécanismes de contrôle extrajudiciaires – par exemple un Rapporteur spécial de l’ONU – qui adressent des recommandations à l’Etat, sur la base d’une mission de terrain.

 

Cette a pour but de présenter ces trois types de mécanismes de contrôle au niveau national, régional et international.

 

1. Au niveau national

 

Au niveau national, le principal mécanisme de contrôle disponible en cas de violations des droits humains est l’organe judiciaire : le juge. Dans la grande majorité des Etats, il existe des procédures de recours devant des cours locales ou devant des cours nationales – très souvent la Cour suprême ou la Cour constitutionnelle – en cas de violations des droits fondamentaux.

 

Le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles est rarement invoqué directement devant un juge au niveau national. Si tel est le cas, ce sont très souvent les droits des peuples autochtones sur leurs richesses et ressources naturelles qui sont invoqués sur la base de la Convention 169 de l’OIT. Cela a été par exemple le cas en Argentine où des peuples autochtones, qui n'avaient pas été consultés avant que l’Etat n’attribue des concessions à des sociétés transnationales sur leurs territoires, ont eu gain de cause[262].

 

Dans certains Etats, comme en Bolivie, les droits des peuples autochtones sont également consacrés dans la Constitution et il est alors tout à fait possible que ces peuples aient accès à la justice si leurs droits sur leurs ressources naturelles sont violés[263]. Mais, dans la plupart des Etats, les gouvernements qui ne respectent pas leurs obligations concernant le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles ne peuvent être condamnés que sur la base d’autres droits consacrés dans la Constitution. C’est notamment le cas en Inde, sur la base du droit à la vie, et en Afrique du sud, sur la base des droits économiques, sociaux et culturels.

 

Parmi tous les Etats qui consacrent le droit à la vie dans leur Constitution, c’est certainement l’Inde qui offre le meilleur exemple de l’implication des juges dans la protection des droits des populations locales sur leurs propres ressources. Pour protéger le droit à la vie, interprété comme le droit de vivre dans la dignité, la Cour suprême indienne a par exemple affirmé les droits des pêcheurs traditionnels d’accéder à la mer et les droits des agriculteurs locaux à la terre et à l’eau contre les activités de l’industrie de la crevette[264].

 

Elle a également protégé les droits des populations tribales sur leurs ressources naturelles contre des concessions minières accordées par l’Etat à des compagnies privées[265].

 

Ceci dit, dans de nombreux autres cas (catastrophe de Bhopal, barrage de Narmada et traités commerciaux entre autres), la justice indienne n’a pas pu ou su empêcher des violations tout aussi importantes.

 

Parmi les constitutions actuelles, la Constitution de l’Afrique du Sud consacre de la manière la plus explicite et la plus complète les droits économiques et sociaux comme des droits fondamentaux. Cette consécration a donné naissance à une importante jurisprudence, dans laquelle la Cour constitutionnelle a protégé le droit à la santé, à l’eau ou au logement[266].

 

Dans l’affaire Kenneth George[267], une Cour constitutionnelle sud-africaine – la Haute Cour de la Province de Cape of Good Hope – a forcé le gouvernement à revoir sa législation sur les ressources marines pour assurer que leur exploitation profite aux communautés locales de pêcheurs traditionnels, et non à la pêche d’exportation.

 

Une loi sur les ressources marines (Marine Living Resources Act) avait été introduite dans la province de Cape of Good Hope en 1998, créant un système de quotas, en vertu duquel la totalité des ressources qui pouvaient être pêchées en une année avait été divisée en permis de pêche commerciale.

 

Les besoins des pêcheurs traditionnels n’avaient pas du tout été pris en compte dans la loi et le processus d’octroi des quotas était compliqué et coûteux, excluant de facto les pêcheurs traditionnels. Avec la mise en œuvre de la loi, des communautés entières de pêcheurs n’avaient plus eu accès à la mer et leur situation nutritionnelle s’était sérieusement aggravée.

 

En décembre 2004, appuyés par une organisation de développement, plusieurs pêcheurs ont porté plainte auprès de la Haute Cour de la Province de Cape of Good Hope, en invoquant leurs droits d’avoir accès à la mer pour réaliser leur droit à l’alimentation. Un avis de droit a également été envoyé à la Cour par le premier Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Jean Ziegler.

 

Après plusieurs mois de négociations, un accord à l’amiable a été trouvé entre les communautés de pêcheurs et le Ministère de l’environnement et du tourisme. Selon cet accord, près de 1000 pêcheurs traditionnels, qui ont pu démontrer qu’ils étaient historiquement dépendants des ressources marines pour assurer leur subsistance, ont obtenu un permis de pêche et le droit de pêcher et de vendre le produit de leur pêche.

 

La Cour s’est portée garante de cet accord, en autorisant les pêcheurs à la saisir si l’accord n’était pas respecté. Elle a également annulé la loi et ordonné au gouvernement de rédiger un nouveau cadre législatif et politique, avec la pleine participation des communautés de pêcheurs traditionnels, pour que leurs droits sur les ressources marines soient garantis. Cela dit, si les gouvernements sud-africains successifs ont fait des progrès considérables depuis l’abolition du régime d’Apartheid, la situation économique et sociale d'une bonne partie de la population reste difficile (non accès à la terre, au logement, conditions de travail déplorables dans des mines, etc.).

 

2. Au niveau régional

 

Au niveau régional, deux mécanismes de contrôle judiciaires – deux Cours – et deux mécanismes de contrôle quasi-judiciaires – deux Commissions – sont disponibles en cas de violations du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles :

 

-     la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples ;

-     la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ;

-     la Commission interaméricaine des droits de l’homme ; et

-     la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

 

Pour saisir ces mécanismes de contrôle au niveau régional, il faut avoir épuisé les voies de recours internes, c’est-à-dire qu’il faut avoir porté plainte – sans succès – devant les mécanismes de contrôle disponibles au niveau national[268]. Si les mécanismes au niveau régional sont efficaces, ils ont des limites institutionnelles étant donné que les responsabilités des STN et des Etats tiers impliqués dans des violations des droits humains sont bien souvent occultées.

 

2.1. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples

 

La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples est chargée de surveiller le respect des traités africains de protection des droits humains, parmi lesquels la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Tous les Etats parties à la Charte africaine doivent présenter des rapports à la Commission sur les mesures qu’ils ont prises pour réaliser les droits qui sont consacrés dans la Charte, parmi lesquels le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles qui sont reconnus aux articles 19 à 24.

 

La Commission africaine peut également recevoir des réclamations d’individus ou d’ONG dans des cas de violations de l’un des droits protégés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ce qui comprend le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles. Dans les cas de violation de ce droit, la Commission africaine rédige un rapport et adresse ses recommandations à l’Etat.

 

La grande faiblesse de ce mécanisme réside dans le fait que ses recommandations ne sont pas contraignantes pour les Etats parties (d’où la création de la Cour africaine des droits de l’homme).

 

Mais ses grands avantages sont que la Commission est relativement facile d'accès, par les individus et les ONG, que son mandat inclut la protection de tous les droits humains et que la saisine de cette instance, selon les cas, met une certaine pression sur l’Etat concerné pour un meilleur respect des droits humains.

 

L’affaire la plus importante dans la jurisprudence de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples est l’affaire Ogoni. Cette affaire est née de l’envoi d’une communication par deux ONGs en 1996 – une ONG nigériane, The Social and Economic Rights Action Center (SERAC), et une ONG américaine, The Center for Economic and Social Rights – pour protéger les droits sur les ressources naturelles du peuple Ogoni contre les activités d’un consortium constitué par la société pétrolière nationale et la compagnie transnationale Shell[269].

 

En prenant part à l’exploitation du pétrole, le gouvernement du Nigeria a été accusé d’avoir détruit les ressources du peuple Ogoni, en ayant notamment participé à l’empoisonnement du sol et de l’eau dont dépendaient les Ogonis pour l’agriculture et la pêche. Les forces de sécurité nigérianes ont également été accusées d’avoir, en attaquant les villages, semé la terreur et détruit les récoltes, créant ainsi un climat d’insécurité qui rendait impossible le retour des villageois aux champs et auprès de leur bétail, ce qui avait entraîné la malnutrition et la famine au sein de certaines communautés Ogonis.

 

Dans sa décision, la Commission africaine a rappelé que les obligations de respecter, de protéger et de donner effet aux droits humains des populations locales s’appliquaient universellement à tous les droits[270]. Et elle a conclu que le gouvernement du Nigeria avait violé son obligation de protéger les droits sur les ressources naturelles du peuple Ogoni contre l’activité des entreprises pétrolières, nationales et transnationales[271].

 

Pour remédier aux violations dont a été victime le peuple Ogoni, la Commission africaine a demandé au gouvernement du Nigeria de prendre des mesures concrètes, y compris le versement d’une compensation et le nettoyage des terres et rivières polluées ou endommagées[272]. Elle a également demandé qu’une évaluation adéquate de l’impact social et écologique des opérations pétrolières soit menée pour tout futur projet d’exploitation, et elle a indiqué que le gouvernement devait fournir des informations sur les risques pour la santé et l’environnement, et un accès effectif aux organes de régulation et de décision par les communautés susceptibles d’être affectées par les opérations pétrolières[273].

 

Cette affaire a été suivie par de nombreuses ONG nationales et internationales et une importante campagne médiatique a obligé Shell à quitter la région où vivent les Ogonis, ce qui démontre que les mécanismes de contrôle régionaux peuvent avoir un impact dans des cas concrets. Mais plusieurs années après cette décision, les conditions de vie des communautés Ogonis ne se sont pas améliorées de façon significative sur le terrain[274].

 

2.2. La Cour africaine des droits de l’homme

 

La Cour africaine des droits de l’homme est le mécanisme le plus récent de protection des droits de l’homme au niveau régional. Elle a été créée par l’adoption en 1998, par les Etats africains, du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Ce Protocole est entré en vigueur en janvier 2004 et la Cour africaine est opérationnelle depuis peu.

 

La Cour africaine n’a pour l’instant été saisie que d'un tout petit nombre de plaintes, sans rapport avec le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles, mais son rôle dans la protection de ce droit sur le continent africain est potentiellement très important. Comme nous l’avons vu, le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles est reconnu explicitement dans cinq articles de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

 

Après avoir épuisé les voies de recours internes, les victimes de violations de ce droit pourront donc saisir la Cour africaine et demander réparation et compensation. Pour cela, il faudra s’assurer cependant que l’Etat africain accusé de la violation soit un Etat partie au Protocole[275].

 

2.3. La Commission interaméricaine des droits de l’homme

 

La Commission interaméricaine des droits de l’homme est chargée de surveiller le respect de la Convention américaine des droits de l’homme par les Etats parties. Ces derniers sont tenus de présenter des rapports à la Commission sur les mesures qu’ils ont prises pour réaliser les droits humains qui sont consacrés dans la Convention. En cas de violation des droits consacrés – après avoir épuisé les voies de recours internes –, les victimes peuvent également porter plainte, de manière individuelle ou collective, devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

 

Comme nous l’avons vu, le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles n’est pas reconnu explicitement dans la Convention américaine des droits de l’homme, mais plusieurs droits qu’elle consacre, comme le droit à la vie et le droit à la propriété, sont utilisés par des peuples indigènes pour protéger leurs droits sur leurs ressources naturelles[276].

 

Deux affaires portées devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme sont particulièrement intéressantes[277] : l’affaire Yanomani/Brazil[278] et l’affaire Enxet-Lamenxay and Kayleyphapopyet (Riachito)/Paraguay[279].

 

Dans l’affaire Yanomani/Brazil en 1985, la Commission interaméricaine a pour la première fois sanctionné la violation de droits collectifs. La pétition envoyée au nom de la communauté Yanomani visait à protéger les droits de ses membres (plus de 10.000 personnes vivant dans la région de l’Amazonie) qui étaient violés par la construction d’une autoroute et par les activités d’extraction minière sur le territoire de cette communauté. Des milliers d’indigènes avaient dû fuir et des centaines étaient morts de maladie.

 

Un projet de développement agricole du gouvernement devait permettre un accès à l’alimentation des personnes déplacées mais il s'est avéré inefficace. Le gouvernement s’était également engagé à démarquer et à protéger les terres de la communauté, mais ces mesures n’étaient pas mises en œuvre[280].

 

Dans sa décision, la Commission interaméricaine a conclu que le Brésil avait violé plusieurs droits consacrés sur le continent interaméricain et elle a recommandé au gouvernement de concrétiser les mesures prévues pour démarquer le territoire de la communauté et de mettre en œuvre des programmes d’assistance sociale et médicale[281].

 

En 1992, le territoire de la communauté a été démarqué et en 1995 la Commission interaméricaine a effectué une visite de terrain pour contrôler qu’il était bien respecté et protégé[282]. Dans l’affaire Enxet-Lamenxay and Kayleyphapopyet (Riachito)/Paraguay, la Commission interaméricaine a pour la première fois facilité un accord à l’amiable pour que des peuples indigènes récupèrent leurs terres ancestrales[283].

 

Les communautés Lamenxay et Riachito font partie du peuple Enxet, qui regroupe 16.000 personnes dans la région du Chaco au Paraguay. Environ 6.000 d’entre elles vivaient de la pêche, de la chasse, de la cueillette, de l’agriculture et de l’élevage quand leurs terres ancestrales ont été vendues par l’Etat à des étrangers, de façon continue depuis 1885. En 1950, leurs terres étaient totalement occupées.

 

Les membres de ces deux communautés ont tenté de les récupérer, mais sans succès malgré l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1992 qui reconnaît le droit des communautés indigènes à leurs terres[284].

 

Le Paraguay a adhéré à la Convention américaine des droits de l’homme en 1989 et la pétition a été déposée en décembre 1996, alléguant de la violation de plusieurs droits consacrés, parmi lesquels le droit à la propriété, et les parties ont trouvé un accord à l’amiable en mars 1998. Selon l’accord, le gouvernement s’est engagé à racheter la terre et à la redistribuer gratuitement aux communautés indigènes[285]. Jusqu’en juillet 1999, quand la Commission interaméricaine a entrepris une visite de terrain au Paraguay, la terre avait été rachetée par l’Etat mais les titres de propriété n’avaient pas encore été accordés aux communautés, ce qui a été fait par le Président à l’occasion de la visite de la Commission.

 

Dans une affaire qui a été récemment portée devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme, les communautés indigènes vivant dans le Département de San Marcos, au Guatemala, qui luttent depuis des années contre l’exploitation d’une mine d’or et d’argent – la mine Marlin – par l’entreprise canadienne Goldcorp et sa compagnie subsidiaire Montana, ont obtenu un premier succès.

 

Après avoir utilisé les voies de recours internes sans succès et avoir déposé une plainte en 2009 contre la compagnie Goldcorp au Canada, les peuples indigènes ont saisi la Commission interaméricaine. Le 20 mai 2010, la Commission américaine a indiqué des mesures de précaution pour faire cesser les violations. Elle a demandé au gouvernement du Guatemala de suspendre les activités de la mine Marlin, jusqu'à sa décision finale, et de prendre des mesures d’urgence pour décontaminer l’eau polluée, assurer un accès à l’eau potable pour les communautés et des soins médicaux pour les membres qui ont été contaminés par l’exploitation de la mine[286].

 

Le 23 juin 2010, le gouvernement du Guatemala a annoncé qu’il allait se conformer aux recommandations de la Commission interaméricaine[287].

 

2.4. La Cour interaméricaine des droits de l’homme

 

La jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui peut être saisie par la Commission interaméricaine si celle-ci ne parvient pas à résoudre un cas de violation d’un des droits consacrés dans la Convention américaine des droits de l’homme, comprend également plusieurs affaires dans lesquelles la Cour a interprété les droits à la vie et à la propriété des peuples autochtones pour forcer l’Etat à reconnaître, démarquer et protéger leur droit à la propriété collective de la terre, notamment pour qu’ils puissent avoir accès à leur propres moyens de subsistance[288].

 

Deux affaires sont particulièrement importantes: l’affaire Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community/Nicaragua et l’affaire Sawhoyamaxa/Paraguay[289]. Dans l’affaire Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community/Nicaragua, la Cour interaméricaine a protégé l’accès de plus d’une centaine de familles de la communauté indigène Awas Tingni à leurs terres ancestrales, qui étaient menacées par une concession accordée par le gouvernement à une compagnie coréenne.

 

La Cour a jugé que l’Etat avait violé son obligation de s’abstenir de tout acte, direct (de ses agents) ou indirect (acceptant ou tolérant des activités par des tiers), qui affecterait l’existence, la valeur, l’usage ou la jouissance des terres sur lesquelles les membres de la communauté vivaient et développaient leurs activités[290].

 

Pour remédier à la situation, elle a jugé que l’Etat de Nicaragua devait investir, comme réparation pour les dommages immatériels, la somme de 50.000 dollars américains pour des travaux ou services d’intérêt collectif au bénéfice de la communauté, en accord avec elle et sous la supervision de la Commission interaméricaine des droits de l’homme[291]. Elle a également indiqué que l’Etat devait prendre des mesures pour délimiter, démarquer et reconnaître les titres de propriété de ces communautés, avec leur pleine participation et en accord avec leurs valeurs et leur droit coutumier[292].

 

Dans l’affaire Sawhoyamaxa/Paraguay, la Cour interaméricaine a protégé le droit à la propriété et le droit à la vie des membres de la communauté indigène Sawhoyamaxa[293].

 

Les membres de la communauté vivaient dans des conditions déplorables parce qu’ils avaient perdu l’accès à leurs moyens traditionnels de subsistance, en particulier la terre, et 31 membres de la communauté étaient décédés entre 1991 et 2003 de maladies dues aux conditions dans lesquelles ils vivaient[294].

 

Dans son jugement du 29 mars 2006, la Cour a rappelé l’interprétation progressiste du droit à la vie qu’elle avait déjà donnée dans sa jurisprudence antérieure. Elle a ensuite indiqué que la principale mesure que le gouvernement aurait dû prendre pour protéger le droit à la vie des membres de la communauté était de re- connaître leurs droits sur leurs terres ancestrales[295].

 

Dans ses conclusions, la Cour interaméricaine a indiqué des réparations importantes pour la communauté et ses membres. Tout en reconnaissant que les membres de la communauté indigène étaient tous individuellement victimes, la Cour a déterminé que la compensation au bénéfice de la communauté serait mise à la disposition de ses leaders, en leur capacité de représentants.

 

Pour remédier aux violations, elle a déterminé que l’Etat devait prendre les mesures législatives et administratives nécessaires pour que les membres de la communauté puissent jouir, formellement et physiquement, de leurs terres ancestrales, dans les trois ans. Elle a également jugé que l’Etat devait créer un fond de développement pour la communauté, d’un montant d’un million de dollars américains, pour mettre en œuvre des projets agricoles, sanitaires, d’eau potable, d’éducation et de logement[296].

 

3. Au niveau international

 

Pour le moment, il n’y a qu’un seul mécanisme de contrôle judiciaire au niveau international pour protéger le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles : la Cour Internationale de Justice.

 

Les autres mécanismes de contrôle disponibles sont quasi-judiciaires ou extrajudiciaires. Il s’agit des organes suivants :

 

-    le Comité des droits de l’homme ;

-    le Comité des droits économiques, sociaux et culturels ;

-    le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale ;

-    le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation ;

-    le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples autochtones ; et de

-    L’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme.

 

Les organes de contrôle de l’OIT qui sont chargés de la surveillance de l’application des Conventions de cette institution, qui comprennent la Convention N° 169 relative aux peuples indigènes et tribaux, pourraient être saisis pour protéger le droit à l’autodétermination des peuples autochtones. Le mandat et le travail de ces organes de contrôle ont été décrits en détail dans une publication récente du CETIM ; ils ne seront pas repris ici[297].

 

La grande faiblesse des organes onusiens est le fait qu’ils ne disposent pas de moyens de contrainte à l’égard des Etats violant les droits humains pour faire appliquer leurs décisions. La seule arme dont disposent les mouvements sociaux, les ONG et les citoyens est de mener des campagnes, aux niveaux national et international et de compter sur la pression d’Etats tiers afin que l’Etat qui viole les droits humains respecte ses engagements. Cela constitue une différence de taille avec l’Organe de règlement des différends de l’OMC qui dispose du pouvoir de sanction économique à l’égard d’un Etat jugé « fautif » au regard des règles de commerce international. Cela illustre combien la lutte contre l’impunité des violations des droits humains est difficile et démontre comment les Etats peuvent être enclins à violer les droits humains en privilégiant à leur détriment les règles du commerce, alors que les premiers priment sur les seconds.

 

3.1. La Cour internationale de justice

 

La Cour Internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal des Nations Unies. Tous les Etats membres de l’ONU sont automatiquement parties à son Statut, mais la CIJ n’a pas de juridiction obligatoire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas compétente pour juger un Etat qui ne l’a pas accepté[298]. La CIJ a deux fonctions principales : contentieuse et consultative.

 

En matière contentieuse, la CIJ ne peut être saisie que par des Etats. Les individus et les peuples ne peuvent donc avoir accès à la justice devant la CIJ qu’à travers leur Etat. L’article 38 du Statut de la CIJ précise les sources du droit international que la CIJ doit appliquer. Parmi ces sources figurent les traités ratifiés par les Etats. Potentiellement, tous les traités qui consacrent le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles et auxquels deux Etats en litige sont parties, pour autant que ces Etats aient reconnu la compétence de la juridiction de la CIJ, peuvent donc être invoqués devant la CIJ.

 

Dans sa fonction consultative, la CIJ peut être saisie par un Etat qui peut lui demander un avis consultatif sur toute question juridique, et par les organes et institutions spécialisées des Nations Unies, qui peuvent lui demander un avis sur toute question juridique qui se pose dans le cadre de leurs activités[299].

 

Dans les exemples du Sahara occidental, de la Namibie et du Kosovo, la Cour internationale de justice s’est à plusieurs reprises prononcée sur le droit des peuples – colonisés ou non – à l’autodétermination. Elle a également traité l’atteinte à la souveraineté inter-étatique. A ce propos, la Cour a condamné les Etats-Unis pour avoir porté atteinte à la souveraineté du Nicaragua.

 

En effet, dans son arrêt rendu le 27 juin 1986 concernant l'« Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci » (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), la Cour a décidé entre autres que « les Etats-Unis d'Amérique, en entraînant, armant, équipant, finançant et approvisionnant les forces contras, et en encourageant, appuyant et assistant de toute autre manière des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, ont, à l'encontre de la République du Nicaragua, violé l'obligation que leur impose le droit international coutumier de ne pas intervenir dans les affaires d'un autre Etat ; (…) de ne pas recourir à la force contre un autre Etat ; (…) de ne pas porter atteinte à la souveraineté d'un autre Etat »[300].

 

3.2. Le Comité des droits de l’homme

 

Le Comité des droits de l’homme est chargé de la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Tous les Etats parties sont tenus de présenter des rapports périodiques au Comité sur la mise en œuvre des droits consacrés dans le Pacte, y compris le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles.

 

Le Comité examine les rapports de chaque Etat partie et lui fait part de ses préoccupations et de ses recommandations sous forme d’observations finales. Dans ce cadre, les ONG et les mouvements sociaux peuvent présenter des rapports parallèles en invoquant tous les droits consacrés dans le Pacte dont le droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur les richesses et ressources naturelles.

 

En vertu de l’article 41 du Pacte, le Comité peut aussi examiner des communications interétatiques et, en vertu de son Protocole facultatif, des communications émanant de particuliers ou de groupes. Le Comité peut, par exemple, être saisi en cas de violation des droits des minorités à leur propre culture (article 27).

 

Pour l’instant, le Comité des droits de l’homme a été très réticent sur la protection du droit à l’autodétermination consacré à l’article 1er du Pacte dans le cadre d’une procédure de communication. Mais cela pourrait changer s’il était plus souvent sollicité. Dans son observation générale n°23, le Comité des droits de l’homme a indiqué que les droits protégés à l’article 27 du Pacte incluaient les droits des minorités et des peuples autochtones à la protection de leurs activités traditionnelles, comme la chasse ou la pêche, et que les Etats devaient prendre des mesures pour garantir la participation effective des membres des communautés dans les décisions qui les affectent[301].

 

Le Comité des droits de l’homme a ensuite confirmé cette interprétation dans plusieurs affaires dans lesquelles des peuples indigènes ont invoqué le droit des minorités à leur propre culture pour protéger leurs droits sur leurs propres ressources, en affirmant que ce droit incluait celui de maintenir leurs modes de vie, leurs activités économiques et leurs moyens de subsistance.

 

Dans l’affaire Länsman et al. v. Finlande, par exemple, le Comité des droits de l’homme a conclu que les activités minières, si elles sont entreprises sans consultation des peuples indigènes et si elles détruisent leur mode de vie ou leurs moyens de subsistance, constituent une violation des droits consacrés à l’article 27 du Pacte[302].

 

3.3. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels

 

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels est chargé de la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Comme le Comité des droits de l’homme, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels examine les rapports périodiques des Etats parties et leur fait part de ses préoccupations et de ses recommandations sous forme d’observations finales.

 

Dans ce cadre et à l’instar du Comité des droits de l’homme, les ONG et les mouvements sociaux peuvent présenter des rapports alternatifs en invoquant tous les droits consacrés dans le Pacte dont le droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur les richesses et ressources naturelles.

 

En vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui a été adopté le 10 décembre 2008 et qui entrera en vigueur lorsqu'au moins 10 Etats l’auront ratifié, le Comité pourra recevoir des communications, individuelles ou collectives, en cas de violations des droits consacrés dans le Pacte, y compris le droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles[303].

 

Dans un futur proche, il sera donc possible de porter plainte en cas de violation du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a protégé l’accès aux richesses et ressources naturelles des communautés locales et des peuples indigènes dans plusieurs de ses observations finales adressées aux Etats parties.

 

Dans ses observations finales adressées au Guatemala, en 2003, il a critiqué la discrimination dont sont victimes les peuples indigènes dans l’accès à la terre et l’absence de mise en œuvre d’une réforme agraire pour y remédier, et la faible fiscalité qui empêche de réaliser les droits économiques, sociaux et culturels de la population[304].

 

Dans ses observations finales adressées à Madagascar, en 2009, il a critiqué l’adoption d’une nouvelle loi permettant à des entreprises étrangères d’acquérir d’immenses étendues de terres au mépris des droits des communautés paysannes locales à la libre disposition de leurs ressources naturelles, consacré à l’article 1er du Pacte : « Le Comité craint que la loi n° 2007-037 du 14 janvier 2008 sur l’investissement, qui permet l’acquisition de biens fonciers par des investisseurs, notamment à des fins agricoles, nuise à l’accès des paysans et des personnes vivant dans des zones rurales aux terres cultivables et à leurs ressources naturelles. Il craint aussi que pareille acquisition de biens fonciers n’entrave l’exercice par la population malgache de son droit à l’alimentation (art. 1). Le Comité recommande à l’Etat partie d’envisager de réviser la loi n° 2007-037 et de faciliter l’acquisition de terres par des paysans et des personnes vivant dans les zones rurales, ainsi que leur accès aux ressources naturelles. Il recommande également à l’Etat partie d’engager un débat national sur l’investissement dans l’agriculture et de recueillir, avant toute passation de contrat avec des entreprises étrangères, le consentement libre et éclairé des personnes concernées »[305].

 

3.4. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale

 

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale est chargé de la mise en œuvre de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui protège notamment le droit de chacun à l’égalité devant la loi, sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels (art. 5.e), et le droit de toute personne à la propriété, aussi bien seule qu'en association (art. 5.d.v). Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale examine lui aussi les rapports périodiques des Etats parties et leur fait part de ses préoccupations et de ses recommandations sous forme d’observations finales. Et en vertu de l’article 14 de la Convention, le Comité peut aussi recevoir des communications, individuelles ou collectives, en cas de violations des droits consacrés.

 

Dans sa recommandation générale n°23, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a indiqué que l’article 5 de la Convention impliquait l’obligation pour les Etats de lutter contre la discrimination – de jure et de facto – dans l’accès aux ressources productives, notamment à la terre, des personnes et groupes vulnérables, en particulier les peuples autochtones[306]. Et il a fait une interprétation similaire dans plusieurs observations finales adressées aux Etats parties[307].

 

Jusqu’à ce jour, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale n’a rendu des décisions que dans une quarantaine d’affaires dans lesquelles il a reçu des plaintes pour violations des droits consacrés dans la Convention, mais aucune de ces affaires n’a porté sur les droits des peuples indigènes sur leurs ressources naturelles. Le potentiel que représente la possibilité de porter plainte devant ce Comité est pourtant important, mais il est pour l’instant sous-exploité[308].

 

3.5. Le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation

 

Le mandat du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation a été créé par la Commission des droits de l’homme en l’an 2000. Jean Ziegler, Professeur de sociologie à l’Université de Genève (Suisse), a été nommé à ce poste en septembre 2000. Son mandat a été renouvelé pour trois années supplémentaires en avril 2003, puis il a été renouvelé par le Conseil des droits de l’homme en 2006[309]. En mai 2008, Olivier de Schutter, Professeur de droit international à l’Université catholique de Louvain (Belgique) lui a succédé[310].

 

Pour promouvoir le droit à l’alimentation, le Rapporteur spécial a trois moyens à sa disposition, à savoir :

 

a) la présentation de rapports thématiques devant le Conseil des droits de l’homme et l’Assemblée générale des Nations Unies ;

b) la conduite de missions de terrain dans le but de contrôler le respect du droit à l’alimentation dans les pays visités ;

c)  l’envoi de communications aux Etats dans des cas précis de violations du droit à l’alimentation, très souvent sur la base d’informations reçues par des ONG ou des mouvements sociaux[311].

 

Depuis la création de son mandat en 2000, le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation a utilisé tous les moyens à sa disposition pour dénoncer les violations du droit à l’alimentation liées à une mauvaise utilisation des richesses et ressources naturelles.

 

Dans ses rapports thématiques, le Rapporteur spécial a dénoncé à plusieurs reprises les violations des droits des peuples indigènes sur leurs propres ressources, en mettant un accent particulier sur la terre[312], et, en mars 2010, Olivier de Schutter a présenté des principes minimaux pour les acquisitions et les locations de terres à grande échelle au Conseil des droits de l’homme[313], pour inciter les acteurs engagés dans l’accaparement des terres à respecter les droits fondamentaux des populations locales.

 

Au cours de leurs nombreuses missions dans divers pays, Jean Ziegler et Olivier de Schutter ont dénoncé à plusieurs reprises les violations des droits des populations locales dues à l’exploitation des richesses et ressources naturelles ou à la mauvaise gestion de leurs revenus, y compris au Guatemala, en Bolivie avant l’arrivée d’Evo Morales, en Inde ou au Brésil[314]. Et la majorité des communications du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation avec les Etats ont eu pour objet des expulsions forcées ou des déplacements de communautés paysannes ou indigènes pour laisser la place à des entreprises pour l’exploitation des mines, du pétrole, du gaz ou des ressources foncières ou forestières[315].

 

Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation est un mécanisme important pour les ONG et les mouvements sociaux, car il est facilement accessible (même par e-mail ou par courrier postal, voir annexe) et il s’appuie en grande partie sur la coopération avec les acteurs de la société civile pour mener à bien son mandat.

 

3.6. Le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples autochtones

 

Le mandat du premier Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des peuples autochtones a été créé par la Commission des droits de l’homme en 2001. Son premier titulaire, le Dr. Rodolfo Stavenhagen (Mexique) a exercé son mandat jusqu’en avril 2008, après avoir été reconduit par la Commission des droits de l’homme en 2004 et par le Conseil des droits de l’homme en 2007[316].

 

En mai 2008, S. James Anaya, Professeur de droit international et des droits de l’homme à l’Université d’Arizona (Etats-Unis) a été nommé pour lui succéder[317].

 

Pour améliorer la protection et la promotion des droits des peuples autochtones, Rodolfo Stavenhagen et S. James Anaya ont les mêmes outils à leur disposition que le Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation : les rapports thématiques, les missions de terrains et les communications avec les gouvernements, dans des cas concrets de violations.

 

Dans un rapport thématique présenté à la Commission des droits de l’homme en 2003, Rodolfo Stavenhagen a, par exemple, dénoncé les violations des droits des peuples autochtones dues à l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles, y compris par les compagnies minières[318]. Et dans ses nombreux rapports de missions depuis 2001, le Rapporteur spécial a dénoncé des cas innombrables de violations des droits des peuples autochtones sur leurs propres ressources, y compris au Guatemala, aux Philippines, au Mexique, au Chili, en Colombie, au Canada, en Afrique du sud, en Nouvelle Zélande, en Equateur et au Kenya[319].

 

Un très grand nombre de communications du Rapporteur spécial avec les Etats concerne également des violations des droits des peuples autochtones sur leurs propres ressources, en particulier la terre.

 

3.7. L’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme

 

L’examen périodique universel est le nouveau mécanisme du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui a été créé en même temps que le Conseil des droits de l’homme en juin 2006[320].

 

Ce mécanisme prévoit que tous les Etats membres de l’ONU soient évalués tous les 4 ans par leurs pairs, sur le respect, la protection et la réalisation de l’ensemble des droits humains dans leur pays. L’examen se fait sur la base d’un rapport de l’Etat, d’un rapport compilé par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme sur la base des informations provenant des organes onusiens et d’un rapport basé sur les contributions de la société civile et compilé par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme.

 

Depuis sa première session, en avril 2008, l’examen périodique universel a été utilisé par de nombreuses ONGs pour dénoncer les violations du droit à l’autodétermination et à la libre disposition des richesses et ressources naturelles. Global Rights, le Center for Economic and Social Rights, FIAN International et leurs partenaires ont par exemple dénoncé les violations de ces obligations par les gouvernements de Guinée[321], de Guinée Equatoriale[322], du Congo-Brazzaville[323] et du Ghana[324].

 

Dans leurs communications à l’occasion de l’examen périodique universel de ces quatre Etats, ces ONG ont dénoncé les violations du droit à l’alimentation, du droit à l’eau, du droit au logement et du droit à la santé des populations locales, entraînées par l’exploitation des richesses et ressources naturelles, le plus souvent par des compagnies étrangères, et le fait que ces Etats n’utilisent qu’une partie infime des revenus tirés de cette exploitation pour réaliser les droits économiques, sociaux et culturels de leur population.

 

Cependant, il faut souligner que les Etats étant juges et parties dans ce mécanisme, ils peuvent ignorer totalement les communications des ONG. De plus, l’Etat examiné peut même rejeter certaines recommandations adoptées par ses pairs[325].

 

Comme on vient de le voir, le droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur les ressources naturelles est un droit reconnu mais rarement appliqué dans toutes ses dimensions. Il comporte une forte dimension internationale, d’où la nécessité de s'engager fermement pour un ordre (économique et politique) international démocratique, juste et équitable qui permettrait la mise en œuvre de tous les droits humains, dont le droit à l’autodétermination.

 

Cette mise en œuvre nécessite la participation populaire et une concertation de tous les peuples composant un Etat donné à la prise de décisions, au niveau national comme au niveau international. C’est d’ailleurs la seule voie praticable pour désamorcer des tensions, voire des conflits, y compris armés, et pour la recherche de solutions dans des situations complexes dans lesquelles les différentes couches de la société peuvent avoir des intérêts contradictoires.

 

L’ONU pourrait jouer un rôle important dans ce domaine, si ses Etats membres lui donnaient les moyens nécessaires et respectaient sa neutralité et son objectivité, en créant par exemple, comme le suggèrent M. et R. Weyl dans une récente publication du CETIM, une « Commission permanente de bons offices » qui aurait comme tâche principale de porter une attention permanente aux différends apparaissant entre Etats, peuples, ou entre peuples et Etats et d’offrir ses bons offices aux représentants qualifiés des protagonistes pour les aider à trouver une solution négociée de leurs différends[326].